Publié en 1862, « Salammbô » reste un des chefs-d’œuvre du roman historique, écrit avec ce souci de précision réaliste qui a permis à Flaubert, après son voyage en Tunisie, d’évoquer avec une exactitude toute archéologique l’antique civilisation carthaginoise. La juxtaposition des détails bien choisis, toujours nets et d’un relief coloré, procure, en même temps que l’expression de la vie, une vision saisissante du passé. Le plus célèbre témoignage en est la fabuleuse description du festin des mercenaires.
On connaît le sujet du roman, emprunté à l’histoire de Carthage : la révolte des mercenaires vers 230 avant J.-C., après la première Guerre Punique, qui avait duré vingt-trois ans (264-241).
Pour ne pas les avoir payés, Carthage voit ses mercenaires se révolter contre elle, sous le commandement du Lybien Matho, du Grec Spendius et du Numide Narr’Havas. Ils assiègent la grande cité punique. Le Lybien, géant superbe et grossier, et le Numide, figure louche et perfide, aiment tous deux la belle Salammbô, fille d’Hamilcar, le général carthaginois, et jeune prêtresse de Tanit, déesse de Carthage.
Matho pénètre par surprise dans la ville et s’empare du « zaimph », voile mystérieux et talisman sacré de Tanit, dont Salammbô avait la garde. La fortune de Carthage chancelle, et le grand-prêtre ordonne à Salammbô d’aller trouver le ravisseur dans sa tente pour lui reprendre le voile : elle s’est livrée au Lybien pour obtenir l’objet sacré.
Mais à la fin les Barbares seront vaincus par Hamilcar, enfermés dans le défilé de la Hache, où ils mourront tous de faim. Matho sera envoyé en supplice, et la voluptueuse fille d’Hamilcar en mourra de désespoir : elle s’était prise d’amour pour le barbare depuis le soir où elle s’était sacrifiée…
Nous n’en sommes pas encore à l’épilogue dramatique : pour l’instant, les mercenaires révoltés arrivent en vue de Carthage, et ils veulent livrer l’assaut. Auparavant une ruse du Grec Spendius…
« … Une fascination, une curiosité les poussait…
… Des nomades, qui n’avaient jamais vu de ville, étaient effrayés par l’ombre des murailles…
… L’isthme disparaissait maintenant sous les hommes ; et cette longue surface, où les tentes faisaient comme les cabanes dans une inondation, s’étalait jusqu’aux premières lignes des autres Barbares, toutes ruisselantes de fer et symétriquement établies sur les deux flancs de l’aqueduc.
Les Carthaginois se trouvaient encore dans l’effroi de leur arrivée, quand ils aperçurent, venant droit vers eux, comme des monstres et comme des édifices, avec leurs mâts, leurs bras, leurs cordages, leurs articulations, leurs chapiteaux et leurs carapaces, les machines de siège qu’envoyaient les villes tyriennes : soixante carrobalistes, quatre-vingt onagres, trente scorpions, cinquante tollénones, douze béliers et trois gigantesques catapultes qui lançaient des morceaux de roche du poids de quinze talents. Des masses d’hommes les poussaient, cramponnés à leur base : à chaque pas un frémissement les secouait ; elles arrivèrent ainsi jusqu’en face des murs.
Mais il fallait plusieurs jours encore pour finir les préparatifs du siège. Les mercenaires, instruits par leurs défaites, ne voulaient point se risquer dans des engagements inutiles ; — et, de part et d’autre, on n’avait aucune hâte, sachant bien qu’une action terrible allait s’ouvrir et qu’il en résulterait une victoire ou une extermination complète.
Carthage pouvait longtemps résister ; ses larges murailles offraient une série d’angles rentrants et sortants, disposition avantageuse pour repousser les assauts.
Cependant, du côté des Catacombes, une portion s’était écroulée, et par les nuits nocturnes, entre les blocs disjoints, on apercevait des lumières dans les bouges… »
[Photo : Gustave Flaubert]
[Photo : Ruines nostalgiques de ces aqueducs, qui ont tellement marqué l’histoire de l’eau pour les grandes cités antiques.]
de Malqua. Ils dominaient en de certains endroits la hauteur des remparts. C’était là que vivaient, avec leurs nouveaux époux, les femmes des Mercenaires chassées par Matho. En les revoyant, leur cœur n’y tint plus. Elles agitèrent de loin leurs écharpes ; puis elles venaient, dans les ténèbres, causer avec les soldats par la fente du mur, et le Grand Conseil apprit un matin que toutes s’étaient enfuies. Les unes avaient passé entre les pierres ; d’autres plus intrépides, étaient descendues avec des cordes.
*
Enfin, Spendius résolut d’accomplir son projet.
La guerre, en le retenant au loin, l’en avait jusqu’alors empêché ; et, depuis qu’on était revenu devant Carthage, il lui semblait que les habitants soupçonnaient son entreprise. Mais bientôt ils diminuèrent les sentinelles de l’aqueduc. On n’avait pas trop de monde pour la défense de l’enceinte.
L’ancien esclave s’exerça pendant plusieurs jours à tirer des flèches contre les phénicoptères du lac. Puis un soir que la lune brillait, il pria Matho d’allumer au milieu de la nuit un grand feu de paille, en même temps que tous ses hommes pousseraient des cris ; et prenant avec lui Zarxas, il s’en alla par le bord du golfe, dans la direction de Tunis.
À la hauteur des dernières arches, ils revinrent droit vers l’aqueduc ; la place était découverte : ils s’avancèrent en rampant jusqu’à la base des piliers.
Les sentinelles de la plate-forme se promenaient tranquillement.
*
De hautes flammes parurent ; des clairons retentirent ; les soldats en vedette, croyant à un assaut, se précipitèrent du côté de Carthage.
Un homme était resté. Il apparaissait en noir sur le fond du ciel. La lune donnait derrière lui, et son ombre démesurée faisait au loin sur la plaine comme un obélisque qui marchait.
Ils attendirent qu’il fût bien placé devant eux. Zarxas saisit sa fronde ; par prudence ou par férocité, Spendius l’arrêta.
— Non, le ronflement de la balle ferait du bruit ! À moi !... Alors il banda son arc de toutes ses forces, en l’appuyant par le bas contre l’orteil de son pied gauche. Il visa, et la flèche partit.
L’homme ne tomba point. Il disparut.
— S’il était blessé, nous l’entendrions, dit Spendius ; et il monta vivement d’étage en étage, comme il avait fait la première fois, en s’aidant d’une corde et d’un harpon. Puis quand il fut en haut, près du cadavre, il laissa retomber. Le Baléare y attacha un pic avec un maillet et s’en retourna.
*
Les trompettes ne sonnaient plus. Tout maintenant était tranquille. Spendius avait soulevé une des dalles, était entré dans l’eau, et l’avait refermée sur lui.
En calculant la distance d’après le nombre de ses pas, il arriva juste à l’endroit où il avait remarqué une fissure oblique ; et pendant trois heures, jusqu’au matin, il travailla d’une façon continue, furieuse, respirant à peine par les interstices des dalles supérieures, assailli d’angoisses et vingt fois croyant mourir. Enfin, on entendit un craquement ; une pierre énorme, en ricochant sur les arcs inférieurs, roula jusqu’en bas, et tout à coup une cataracte, un fleuve entier tomba du ciel dans la plaine.
L’aqueduc, coupé par le milieu, se déversait. C’était la mort pour Carthage, et la victoire pour les Barbares.
En un instant, les Carthaginois réveillés apparurent sur les murailles, sur les maisons, sur les temples. Les Barbares se poussaient, criaient. Ils dansaient en délire autour de la grande chute d’eau, et, dans l’extravagance de leur joie, venaient s’y mouiller la tête.
On aperçut au sommet de l’aqueduc un homme avec une tunique brune, déchirée. Il se tenait penché au bord, les deux mains sur les hanches, et il regardait en bas, sous lui, comme étonné de son œuvre.
Puis il se redressa. Il parcourut l’horizon d’un air superbe qui semblait dire : « Tout cela maintenant est à moi ! » Les applaudissements des Barbares éclatèrent ; les Carthaginois, comprenant enfin leur désastre, hurlaient de désespoir. Alors il se mit à courir sur la plate-forme d’un bout à l’autre, — et comme un conducteur de char triomphant aux jeux Olympiques, Spendius, éperdu d’orgueil, levait les bras...
SALAMMBO. — Chapitre XII « L’AQUEDUC »
Gustave Flaubert.
[Photo]