Dans l'ingénierie comme dans les autres secteurs d'activité, la recherche permanente d'une qualité et d'une productivité accrues, nécessitée par les conditions particulièrement difficiles du marché actuel, conduit à l'adoption d'outils de travail de plus en plus sophistiqués.
C’est ainsi que Socetec et sa filiale S.I.T.E., qui se sont équipées d'un système de Conception Assistée par Ordinateur (C.A.O.) Intergraph, mettant en œuvre — entre autres — des logiciels de tuyauterie et de charpente métallique, ont été amenées à traiter de façon entièrement informatisée la conception d’ensemble en trois dimensions d'une unité de traitement d'eau de chaudière et de condensats pour le compte de la raffinerie de Dunkerque de la société française B.P. Ce type d’opération appliquée à un cas réel constituait une première pour les deux sociétés d’ingénierie, et probablement une des rares réalisations françaises à ce jour en ce domaine, puisqu’elle comportait, outre l'établissement de la maquette virtuelle, l'extraction automatique de l'ensemble des documents produits traditionnellement au bureau d’études, à savoir :
— plans de tuyauteries, équipements, massifs et charpentes ; — nomenclatures de matériel de tuyauterie ; — isométriques de tuyauterie.
Dans le présent article, on trouvera aussi bien une description technique de cette nouvelle façon de travailler, que des réflexions générales sur les perspectives d’avenir qu’elle laisse entrevoir.
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Le contrat passé avec la Société Industrielle pour le Traitement des Eaux comportait la conception et l’installation d'une unité de déminéralisation d’eau de chaudière et de traitement de condensats huileux à la raffinerie de Dunkerque.
Cette mission entrait dans le cadre de l'activité principale que la S.I.T.E. exerce depuis 40 ans, à savoir l'application de procédés faisant appel à des échanges d'ions sur résines.
Le procédé de déminéralisation adopté pour les deux unités de 60 m³/h, chacune prévue dans le projet de la société française B.P. est le Liftbett-Bayer à régénération à contre-courant, chaque chaîne étant composée comme suit :
— un échangeur de cations du type sulfonique, un dégazeur atmosphérique et un échangeur d’anions de type acrylique.
De son côté, la Socetec est équipée, depuis fin 1983, d'un système Intergraph 751 qui se prête particulièrement bien à la conception d'installations industrielles, grâce aux possibilités qu'il offre, notamment, de réaliser des maquettes « virtuelles » tridimensionnelles.
C'est à l'issue d'une phase de développements internes de deux ans, ayant, entre autres, conduit à l'établissement d'un catalogue de composants de robinetterie, conformes aux normes françaises (environ 200 composants, 200 tables de dimensions), qu’il a été décidé de traiter le projet en C.A.O. Les travaux à réaliser sur le système Intergraph s'étendaient à la fois à l'établissement des schémas de circulation des fluides et à l’étude d’implantation de l'installation. C’est sur ce deuxième aspect que nous avons porté notre attention, l'établissement de schémas (bidimensionnels par essence) sur ordinateur relevant désormais du domaine courant.
Afin de respecter les objectifs du bureau d'études, la maquette à créer devait représenter de façon fidèle : — les équipements (pompes, appareils) ; — les tuyauteries et leurs accessoires ; — les charpentes métalliques et passerelles d’accès ; — le génie civil.
La première phase du travail (ne différant pas en cela de ce qui se passe traditionnellement au bureau d’études) consistait à définir les classes ou spécifications de matériels (tuyauterie et robinetterie). Ces classes, sous-ensembles valables dans le cadre d’une étude donnée, du catalogue général de composants cité plus haut, sont saisies sous forme informatique compréhensible par le système.
La phase suivante consistait à construire la maquette proprement dite à partir d'une station graphique. Celle-ci, du type Interact (Intergraph), comporte deux écrans graphiques dont un en couleur, chacun d’eux pouvant afficher simulta
nément quatre vues différentes de l'objet étudié. Dans chacune l'opérateur peut choisir l'angle sous lequel il désire visualiser sa maquette, ce qui lui donne autant de façons différentes de percevoir le même objet ; aussi, toute modification apportée à la maquette dans l'une d'elles, est aussitôt répercutée dans les autres (figure 1).
Durant sa construction, la maquette, stockée dans le fichier sous forme de lignes et de surfaces, est affichée à l'écran en représentation filaire sans enlèvement des lignes cachées (figure 2), ce qui permet de la manipuler avec d'excellents temps de réponse. Le dialogue opérateur/machine s'effectue au moyen d'un curseur dont les boutons permettent de choisir des commandes sur des menus attachés à la table à digitaliser et d'entrer des points « 3 dimensions » à l'écran. Le clavier permet également d'entrer des coordonnées absolues ou relatives.
À partir des plans reçus des fournisseurs, le concepteur opère la saisie en 3 dimensions des équipements et de leurs tubulures, ce qui constitue le point de départ de l'étude de tuyauteries. En s'appuyant sur les facilités de routage offertes par le module « piping », il procède à l'implantation des principales tuyauteries de l'installation.
Le mode « routage » comporte de nombreuses fonctions d'aide au placement, telles que :
- — raccordement de deux points quelconques de l'espace par des segments parallèles aux axes du repère couramment actif ;
- — calcul de l'espacement entre deux tuyauteries à partir de tables reflétant les règles de construction du client ;
- — décalage du plan de pose de la valeur du rayon extérieur du tube pour les tuyauteries posées sur racks, etc.
Les lignes de routage se voient automatiquement dotées d'une certaine « intelligence » par le logiciel. C'est l'existence d'une base de données alphanumériques associée au fichier graphique qui permet le stockage de cette intelligence. Ainsi la base de données peut-elle garder la trace des paramètres actifs au moment du placement de la ligne de routage : nom de la ligne, diamètre, classe de matériel, etc. Ces paramètres sont relus par le système lors de l'étape suivante qui consiste à placer les composants sur les lignes de routage.
Pour placer un composant, le système utilise les paramètres « diamètre » et « classe de matériel » de la ligne de routage. Le paramètre « classe de matériel » et le type de composant choisi (sélection d'une des cases du menu de composants) permettent l'entrée dans la spécification du matériel défini pour l'affaire. Si l'entrée est valide (existence du composant pour la classe et le diamètre fixés), le système accède, dans le catalogue, à un programme permettant de générer le graphisme du composant dans la maquette et de renseigner simultanément la base de données avec les informations correspondantes. Durant cette opération, ce programme :
- — lit les paramètres imposés par la classe de matériel pour ce composant (pression nominale et mode de connexion par exemple) ;
- — utilise ces paramètres comme points d'entrée dans les tables de dimensions du catalogue (épaisseur d'une bride = f (diamètre, pression), par exemple).
Le catalogue est organisé de telle façon qu'un composant peut faire appel à différentes tables et qu'inversement une même table peut être utilisée pour dimensionner plusieurs types de composants.
Lorsque les principaux composants (robinets, vannes) sont placés, l'opérateur procède à l'habillage complet de la ligne de routage. Cette opération peut être faite de façon automatique par le système pour tous les composants « canoniques » : coudes, réductions, brides à collerette de part et d'autre des composants montés entre brides. De la même façon, les piquages sont placés automatiquement par accès à une table donnant le type de piquage (direct, té, weldolet) en fonction des diamètres principaux et secondaires. Enfin, lorsque tous les accessoires de robinetterie sont en place, l'opérateur peut demander au système de combler automatiquement, par des tronçons de tubes, les espaces laissés entre les composants.
Dans notre étude, le mode « routage » a été employé pour la construction des tuyauteries principales de géométrie simple. Pour l'étude des parties les plus compliquées de l'installation, le tuyauteur a dû au contraire procéder par empilage. Dans ce mode de travail, le placement des composants s'effectue comme indiqué précédemment, à la différence que les paramètres de placement (diamètre, classe, etc.) ne proviennent pas de la ligne de routage, mais sont imposés par le composant sur lequel on est venu se connecter. Le système effectue des tests de cohérence évitant toute erreur de conception. Il est, par exemple, impossible de juxtaposer des composants dont les modes de connexion sont incompatibles (soudure et face de bride, par exemple).
La réalisation complète de la maquette comprenant environ 650 accessoires de robinetterie et 250 tronçons de tubes en acier carbone, acier carbone ébonité et acier inox, a nécessité environ deux mois de travail à temps plein d'un seul projeteur. À l'issue de cette réalisation, le système a permis d'obtenir automatiquement des isométriques de tuyauteries, bonnes pour construction, avec nomenclatures de matériel associées. La cotation de ces isométriques a été faite de façon automatique, ne nécessitant que des retouches mineures. À noter que la précision demandée ici au système n'est que de l'ordre du millimètre (ordre de grandeur de l'épaisseur des joints), mais que l'on pourrait théoriquement atteindre une précision de l'ordre du micron dans une installation de plusieurs kilomètres. Le temps moyen nécessaire à l'obtention d'une isométrique complète avec nomenclature s'est révélé être voisin d'une heure, soit un gain de productivité de l'ordre de quatre par rapport à la méthode manuelle. De plus, l'isométrique obtenue a pu être directement utilisée pour la construction,
alors qu’auparavant le bureau d'études se limitait aux isométriques de matériels et sous-traitait le reste à l'installateur (figure 3).
La maquette tridimensionnelle a également servi de base pour produire :
- - des vues ombrées (« shading ») donnant l'illusion de la réalité et permettant de se représenter, de façon précise, ce que serait l'installation après sa construction. Ces vues ont notamment été très utiles pour étudier les problèmes d'interférences entre tuyauteries et accessibilité aux appareils et ont permis de visualiser certaines erreurs qui seraient probablement passées inaperçues jusqu’à la phase de construction en méthode traditionnelle (figure 4) ;
- — des plans de tuyauterie comportant chacun plusieurs vues de la maquette, chacune des vues étant le résultat d’un traitement d’enlèvement de parties cachées. Par rapport à la méthode manuelle, on a observé un gain considérable sur le temps consacré à la cotation, la machine se chargeant de
tous les calculs et de l’aspect présentation. La représentation des tuyauteries sur les plans correspond aux habitudes traditionnelles, à savoir que le système génère au choix une représentation unifilaire ou bifilaire des tubes et composants (figure 5).
[Image : Fig. 5 – Plan de tuyauteries extrait de la maquette]Les vues et les plans décrits ci-dessus ne sont là encore que différentes façons de regarder un même objet. En conséquence, leur établissement ne demande pratiquement aucun temps à l’opérateur, le principal travail à effectuer étant de choisir un point et une direction d’observation. Il ne coûte « que » le temps machine nécessaire à l’enlèvement des parties cachées. Il peut donc être envisagé de produire davantage de documents que l’on ne le faisait autrefois. On a également l’avantage de choisir les points de vue et les plans de coupe une fois l’objet réalisé, alors que ce choix était fait auparavant en début d’étude et ne pouvait être facilement remis en question par la suite, même s’il ne s’avérait pas optimal pour la compréhension. Enfin, un autre avantage inhérent à cette façon de produire les plans est la cohérence des documents émis (plans, nomenclatures, isométriques).
Au cours du projet, les modifications sont effectuées sur la maquette elle-même et les documents qui ne sont que différentes façons de l’interpréter sont forcément corrects, dès lors que l’on respecte la procédure de travail qui consiste à les générer de façon systématique à chaque révision. Cette façon de travailler est peu coûteuse en ressources humaines mais infiniment plus en ressources machine. C’est pourquoi la Socetec s’est tout récemment dotée d’un processeur graphique spécialisé 64 bits, permettant de décharger l’unité centrale de tous les traitements liés aux enlèvements de parties cachées, tout en les effectuant à une vitesse dix fois supérieure. On peut ainsi s’assurer que la sortie des plans ne sera pas le goulot d’étranglement d’un système extrêmement performant par ailleurs.
En conclusion, la réalisation complète en C.A.O. de l’installation s’est avérée globalement positive et a mis en évidence les remarques suivantes :
— le succès de l’opération tient certainement en partie au fait qu’il s’agissait d’une installation entièrement nouvelle (pas d’existant à saisir) ;
— la construction de la maquette 3-dimensions a été effectuée plus rapidement que ne l’aurait été l’établissement des plans de tuyauterie au bureau d’études, en particulier grâce à la recherche automatique par le système des dimensions des composants dans le catalogue.
Elle a, en outre, permis :
— d’obtenir les documents traditionnels qui en découlent (isométriques, nomenclatures) avec un gain de productivité de 2 à 10 suivant le type de travail ;
— d’éviter certaines erreurs de conception, d’une part grâce aux tests de cohérence effectués par le logiciel, d’autre part grâce aux possibilités de visualisation très puissantes dont on ne dispose pas à la planche à dessin, ce qui devrait se traduire par un gain de temps sur le chantier ;
— d’obtenir, sans dépense supplémentaire, des documents que l’on ne pouvait jusqu’alors envisager de produire du fait de leur complexité : vues ombrées, perspectives diverses, éclatés. Au-delà de l’aspect apparemment « gadget » de ces documents, on peut imaginer qu’ils tendront dans l’avenir à se répandre et peut-être même à se substituer partiellement aux documents que l’on connaît actuellement, tant leur facilité de compréhension est grande. On peut en particulier envisager de les utiliser pour la formation des futurs exploitants alors même que l’installation est encore en construction.
Sur le plan humain, il n’a pas été constaté de phénomène de rejet au niveau du concepteur, ce qui est certainement lié aux temps de réponse généralement excellents du système et au confort offert par les stations de travail modernes. Toutefois, il est certain que cette façon de travailler demande beaucoup plus de concentration que n’en exigeait le travail à la planche.
Enfin, comme toute médaille a ses revers, il faut tout de même remarquer que le nombre de stations graphiques supportées par un système étant limité notamment du fait de leur coût encore élevé, les problèmes de planification du travail se posent avec encore plus d’acuité qu’au bureau d’études traditionnel, spécialement en période de surcharge de travail. On peut alors imaginer d’utiliser le système en équipe de 2 × 8 ou 3 × 8, à condition de s’assurer que l’unité centrale et ses périphériques possèdent une puissance suffisante pour supporter le surcroît de traitements qui leur est imposé (rastérisation des fichiers pour sortie des plans sur traceur électrostatique, enlèvement de parties cachées sur les plans, mise en forme de nomenclatures par exemple), traitements qui s’effectuent précisément en batch durant les périodes de faible charge de la machine.