Nous sommes au début du 20ᵉ siècle, en Argentine, à quelque 500 kilomètres au sud de Buenos-Aires au bord du lac Epecuen. Situées à 110 mètres d’altitude à proximité de la petite ville de Carhué, les eaux chaudes et salées du lac Epecuen attirent nombre de touristes et autres curistes venus profiter des propriétés
[Photo : Dès 1920, c’est une industrie en pleine expansion qui se dessine donnant naissance à la ville d’Epecuen qui ne tarde pas à compter plus de 250 hôtels accueillant chaque année plusieurs centaines de milliers de touristes venus se ressourcer dans les eaux chaudes de la lagune.]
Curatives réelles ou supposées des eaux du lac. Les propriétés thérapeutiques de ces eaux et leur salinité, voisine de celle des eaux de la mer Morte, sont bien connues. On en trouve les premières traces dès le 17ᵉ siècle dans de nombreux manuscrits. Les chlorures et sulfates qu’elle contient sont censés faire merveille sur les maladies de peau et sur les douleurs rhumatismales, attirant ainsi des touristes par milliers, en provenance du monde entier.
Dès 1920, c’est une industrie en pleine expansion qui se dessine, donnant naissance à la ville d’Epecuen qui ne tarde pas à compter plus de 250 hôtels accueillant chaque année plusieurs centaines de milliers de touristes venus se ressourcer dans les eaux chaudes de la lagune.
Pour en attirer toujours plus et leur offrir un niveau de confort élevé, des travaux de terrassement sont entrepris pour aménager la ville et l’agrandir. On va même jusqu’à construire une voie ferrée. Véritable eldorado, Epecuen est alors l’une des plus riches stations balnéaires du continent sud-américain. Sa renommée n’a rien à envier aux stations les plus huppées du vieux continent. Pendant près d’un demi-siècle, la ville va prospérer grâce aux cures thermales et aux propriétés si particulières des eaux de sa lagune. En 1970, elle compte 1 500 résidents permanents alors qu’elle accueille près de 25 000 curistes chaque année !
Une cité prospère
Les eaux de la lagune s’étendent alors à perte de vue. De nombreux cours d’eau comme le Pul Chico, le Pul Grande ou le Pichi Pul traversent de vastes plaines fertiles avant de se jeter dans la lagune, contribuant ainsi à l’alimenter régulièrement en eau. Les années fastes se succèdent, à peine assombries par une inquiétude récurrente. Les sécheresses répétées menacent son succès. Les cours d’eau qui alimentaient la lagune, ponctionnés par une irrigation intensive, voient leur débit notablement diminuer. Dans le même temps, les prélèvements effectués pour les besoins des curistes ne cessent d’augmenter. Au début des années 1970, il faut se rendre à l’évidence : si rien n’est fait, la lagune s’asséchera à court terme. On entreprend alors de canaliser plusieurs cours d’eau supplémentaires de manière à sécuriser l’approvisionnement en eau de la lagune. Mais l’Argentine traverse à cette époque une période troublée au plan politique. Les travaux, bâclés, ne sont précédés d’aucune étude d’impact digne de ce nom. Plus grave encore : aucune étude hydrologique sérieuse n’est entreprise, ni sur le volume, ni sur les conséquences de cet apport en eau.
Mais qu’importe, les résultats sont au rendez-vous ! La lagune se remplit à nouveau dans l’insouciance générale et l’euphorie d’une prospérité retrouvée. En 1978, le niveau des eaux est tel que des murs de soutènement étayés par des remblais doivent être construits pour contenir l’énorme masse d’eau accumulée dans la lagune. Nul ne se doute alors du drame qui guette la ville et ses habitants. Pourtant, les jours d’Epecuen sont comptés.
[Photo : Epecuen, rayée de la carte, est engloutie à jamais. Du moins le croit-on pendant 25 longues années. Car à partir de 2010, sous l’effet des changements climatiques et de sécheresses prolongées, le niveau des eaux commence à baisser dévoilant peu à peu des pans entiers de paysages oubliés.]
[Photo : Au milieu de ce décor quasi-lunaire, les ruines d’anciennes avenues, des pans de murs encore debout, des objets rongés par le sel témoignent de l’ancienne prospérité de la ville.]
Les digues, mal entretenues du fait de l'incurie du pouvoir politique de l’époque mais toujours plus sollicitées, montrent de dangereux signes de faiblesse. Au mois de novembre 1985, sous l’effet d'une forte pluviométrie, l’imminence d'un désastre apparaît clairement aux quelques agents d’exploitation chargés d'entretenir les canaux d’alimentation. Mais il est trop tard. Trop tard pour bloquer l’alimentation en eau de la lagune et trop tard pour aménager un point de délestage susceptible de soulager les digues. Quant aux mesures conservatoires qui pourraient encore être prises pour limiter l’ampleur de la catastrophe, elles se heurtent à de puissants intérêts économiques soucieux de ne rien faire qui puisse nuire au tourisme. Soumises à de fortes pressions, les autorités locales, pourtant conscientes des risques qui pèsent sur la cité balnéaire et ses habitants, tergiversent.
Une catastrophe inévitable
Le 10 novembre 1985, l’inévitable survient. Un mur de soutènement de 3,50 mètres de haut explose littéralement. La ville est entièrement inondée et ravagée par les eaux sans que, par miracle, la catastrophe ne cause la moindre victime.
Ceux des habitants, ruinés, dépossédés de tout, qui ne se résolvent pas à quitter la région se réfugient dans la cité voisine de Carhué et ne peuvent que constater l’étendue du désastre. En moins de quinze jours, l'eau recouvre la ville sur près de deux mètres. Au début de l’année 1986, les niveaux qui ne cessent de monter atteignent les quatre mètres. Peu à peu, jour après jour, la cité disparaît inexorablement sous le niveau des eaux qui ne paraît pas devoir s’arrêter. Au début de l’année 1993, il culminera à dix mètres de hauteur !
Epecuen, rayée de la carte, est engloutie à jamais. Du moins le croit-on pendant 25 longues années. Car au début de l’année 2010, sous l’effet des changements climatiques et de sécheresses prolongées, le niveau des eaux commence à baisser, dévoilant peu à peu des pans entiers de paysages oubliés. Des paysages ravagés et insolites, couverts de sel. Au milieu de ce décor quasi-lunaire, les ruines d’anciennes avenues, des pans de murs encore debout, des objets rongés par le sel témoignent de l’ancienne prospérité de la ville. Des arbres, statufiés par le sel, semblent flotter au milieu des eaux.
Ceux des habitants qui sont restés redécouvrent avec émotion ce qui reste de leur cité ravagée par les eaux et la folie des hommes.
[Photo : Quant aux eaux salées de la lagune qui achèvent de dissoudre ce qui reste de l’ancienne ville d’Epecuen, elles font désormais la fortune de Carhué, désormais située sur ses rives grâce aux industries thermales qui n’ont pas tardé à s’y redéployer…]