La crise globale : “Great but creative”
La planète est souffrante. Les Terriens s’en émeuvent et s’agitent autour, inquiets (figure 1). Une médecine écologique doit lui être administrée de toute urgence. Aujourd’hui, nous savons que nous sommes en mesure de rendre la planète inhabitable, et l'on a un peu l'impression que la « Nature » a atteint son niveau d’incompétence avec l’être humain (H. Reeves, L’Express, 1er novembre 1990). Quand on questionne les Français — comme l’a fait le récent sondage réalisé par la Cité des Sciences et de l'Industrie pour son 5ᵉ anniversaire — par la demande : « Dans quel domaine scientifique ou technique cela vous intéresse-t-il le plus de développer vos connaissances ? », une majorité d’entre eux, 69 %, s’intéressent en priorité à l'écologie et à la protection des milieux naturels (1) tandis que 51 % estiment que l’on ne tient pas assez compte de l'avis des écologistes, quand on les incite à se prononcer sur une consultation sélective entre différentes catégories professionnelles. Les résultats de ce test sont bien significatifs de l'implication de chacun de nous dans la gestion de la Terre.
Les thèses chères au Club de Rome, formulées dans le rapport Meadows, “The limits to grow”, il y a près de vingt ans, ont touché la conscience collective : l’industrialisation croissante et l’augmentation rapide de la qualité de vie se répercutent sur la consommation mondiale des ressources naturelles (figure 2). De fait, plus le niveau de vie s’accroît et plus les Hommes se montrent exigeants pour la qualité de leur environnement et nostalgiques d’une nature à l’état pur, comme inviolée, car nous souillons la source à laquelle nous nous abreuvons (Pr W. Hilger, revue “Hoechst High Chem Magazine”, mars 1990). Sommes-nous les victimes de notre appétit matérialiste ? Certains l’affirment. « Une organisation mondiale qui n’a cessé d’évacuer la sensibilité et l'éthique de ses préoccupations ne pouvait qu’aboutir à une impasse où l'Homme se trouverait de plus en plus relégué par lui-même. Nos attitudes mentales nous ont engagés, avec le culte du profit et du “progrès”, dans une aventure intéressante en tant que phénomène mais sans aucun doute périlleuse... » (P. Rabhi, revue « Nature et Progrès », 1-4-1988).
Aussi, dans cette sensibilisation de l'opinion publique, les pulsions sont-elles diversement motivées : une minorité pense à la forêt amazonienne, poumon du globe, qui subit des coupes sévères, aux ours bruns en voie de disparition, à la couche d’ozone, protectrice contre les UV durs, qui souffre de déchirures, aux pluies acides qui endommagent nos forêts ; une majorité paraît hantée par la peur confuse du progrès technique et de la fuite en avant, chaque époque regrettant le bon vieux temps jadis. De sorte que le succès du « vote écolo » en France traduit aussi un refus de la politique (G. Sorman, revue « Vie Publique », mars 1990) (2).
Paradoxalement, de la technique, que l’on accuse de nombreux ratés homicides, dérapages et dérives insidieuses par pollutions
(2) La sensibilité écologiste est créditée en France d’environ 15 % des intentions de vote.
[Illustration : Figure 1]À travers l'évolution dans le temps de cinq paramètres essentiels caractéristiques de l'environnement, qui exercent entre eux des interactions, et malgré des hypothèses favorables de ressources naturelles illimitées, du contrôle de la pollution générée et de la régulation des naissances, J. Forrester établit une forte convergence de ces paramètres vers une catastrophe mondiale prévisible pour les années 2050 environ. La pollution et les risques technologiques croissent proportionnellement à la population, mais, au-delà d'un certain seuil d'incompatibilité, la pollution limite et stoppe l'expansion par une catastrophe généralisée.
Ce modèle global, sévèrement critiqué pour son pessimisme, ne tient pas compte délibérément des capacités d'adaptation, de réforme et d'ingéniosité de la société humaine.
[Graphique : Fig. 2 – Comportement du modèle global en fonction du temps, d'après les travaux de J. Forrester « World Dynamics » du MIT réalisés pour le Club de Rome en 1972]Sournoises et catastrophes imprévisibles, de cette technique, l'homme en attend comme une potion magique, une panacée exceptionnelle. Aussi la science, qui a largement contribué au chaos, nous propose, en même temps que ce péril majeur, sa participation à une mutation positive sans précédent dans :
- @ Les risques liés aux biotechnologies (invasion d'espèces modifiées génétiquement, lâchage de virus ou de bactéries, artificialisation de la nature).
- @ Les effets des nouveaux matériaux composites ou électroniques (polymères, céramiques, alliages à mémoire, fibres de carbone, sélénium, béryllium, phosgène...).
- @ Les radiations non ionisantes (micro-ondes, écrans informatiques, champs électriques et électromagnétiques, télévision...).
- @ Les effets sur l'environnement marin de l'exploitation des océans (pétrole et constructions off shore, nodules polymétalliques, aquaculture intensive, stockage des déchets...).
- @ Les risques liés à la filière nucléaire (pollution chimique et radioactive, risques d'accidents, problèmes de stockage des déchets, neutralisation des centrales déclassées...).
- @ Les effets sur l'environnement des énergies « nouvelles » (fuels synthétiques issus du charbon, schistes bitumineux, stockage d'hydrogène, filière « méthane », carburants issus de la biomasse, centrales nucléaires à fusion, solaires...).
- @ Les changements climatiques dus à l'augmentation du CO₂, du méthane et des oxydes d'azote (effet de serre).
- @ Les risques de réduction de la couche d'ozone.
- @ La baisse de la diversité génétique des espèces.
- @ L’érosion et l'extension de la désertification.
- @ La disparition massive des forêts tropicales et la crise du bois de feu.
- @ La salinisation des sols, des nappes et des cours d'eau.
- @ La contamination microbienne de l'eau : des ruptures brutales dans l'approvisionnement en eau potable.
- @ La pollution diffuse généralisée des sols, de l'eau et des nappes phréatiques par les engrais (nitrates) et les insecticides.
- @ Les risques de déstockages brutaux des toxiques ou métaux lourds accumulés dans les rivières, les estuaires ou les nappes.
- @ Les discontinuités imprévisibles dans les mécanismes naturels d'absorption et de neutralisation des polluants.
- @ Les interactions entre polluants chimiques (dans les milieux naturels et l'organisme) et la multiplication des controverses sur leurs effets.
- @ Les invasions brutales d'espèces nuisibles.
- @ Les effets secondaires et la vulnérabilité des systèmes de protection de l'environnement (pollutions créées par les dispositifs d'épuration, chloration, concentration des déchets, exposition des travailleurs de l'environnement aux nuisances, surfréquentation des milieux naturels, prolifération d'espèces protégées, transferts de risques...).
- @ Le transport et le stockage des déchets toxiques.
- @ La vulnérabilité croissante des systèmes industriels complexes et des réseaux aux risques de panne, d'attentat, d'accident ou de catastrophe naturelle.
- @ La pollution à l'intérieur des locaux ou milieux fermés.
- @ Les nuisances dues aux véhicules à moteur (congestion de trafic, bruit, pollution...).
- @ L'extension des friches industrielles, agricoles et urbaines et les difficultés croissantes d'entretien des milieux : les inégalités écologiques.
- @ L’artificialisation du cadre de vie, la fonctionnalisation des milieux naturels et les changements de valeurs par rapport à la nature.
Fig. 3 : Listing des phénomènes environnementaux critiques, d'après J. Theys, rev. « Futuribles » 1987, cité dans « Clefs pour l'Europe », Ministère des Affaires Européennes, 1990.
Histoire connue, souligne Pierre Rabhi, dans sa conclusion. Malgré des accidents spectaculaires comme ceux de Tchernobyl, Seveso et Bhopal, qui symbolisent les dangers de la production industrielle, scientifiques et techniciens se fixent à présent un défi, celui du renouveau écologique. Et, bien que les promesses techniques ne soient pas une fin en soi, l'heure est à la créativité, précise le professeur Wolfgang Hilger quant à l'emploi des technologies pour la protection de l'environnement.
Esprit Ecolo, es-tu là ?
Donc la planète est souffrante, personne ne le conteste (figure 3). Des réunions de thérapeutes « new age » s'organisent. Depuis la conférence des Nations Unies sur l'environnement qui a siégé à Stockholm en juin 1972, les problèmes écologiques se placent à l'avant-scène internationale. C'est surtout au cours de l'année 1989, qualifiée de « verte », que l'environnement émerge comme enjeu médiatique, politique et diplomatique : en mars 1989, Sommet de La Haye qui proclame la solidarité de 24 pays face aux catastrophes écologiques qui dépassent toutes frontières ; en juillet 1989, Sommet de l'Arche qui poursuit le combat juridico-politique sur les problèmes de préservation de la couche d'ozone (CFC) et d'analyse de l'effet de serre (CO₂). En septembre 1990, le Programme International géosphère-biosphère (IGBP) est lancé. L'IGBP s'intéresse aux variations sur le long terme de l'état de la biosphère dans ses interactions atmosphère-climat. À Paris, le bureau « Data and Information System » DIS s'installe pour diffuser les données acquises de l'IGBP sur « the global change » (études des grands paramètres correspondant aux forces motrices susceptibles de produire des changements planétaires — radiations solaires, aérosols volcaniques, gaz en traces, déforestation, température au sol, concentration en O₂).
quantité de nuages, de glaces, pluviométrie, débit des rivières, etc.). (S. Ichtiaque Rasool, IGBP, revue « La Recherche », février 1991).
Signe révélateur, le RAMSES 1991, Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies, établi par les experts de l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales), réserve une partie importante des informations à l'étude de l'Environnement. Gageons que si ces spécialistes de la géopolitique s'intéressent aux effets pervers des excès du gaz carbonique et à la fragilité de certaines espèces végétales menacées, c'est bien parce qu'ils observent une émergence nouvelle de l'écologie dans les relations internationales (T. de Montbrial, dir. de l'IFRI, revue « L'Express », octobre 1990).
Oui, l'Environnement est devenu une préoccupation majeure à tous les niveaux de responsabilité, depuis les organisations inter et supranationales, les gouvernements, les autorités locales, jusqu’aux entreprises industrielles, agricoles et aux individus soucieux de préserver les équilibres écologiques en perdition. Aussi, à l'instar du PNUE (3)
(3) PNUE : Programme des Nations Unies pour l'Environnement, établi à la suite de la Conférence UNESCO 1972 de Stockholm.
notre PNE, Plan National pour l'Environnement, est-il le bienvenu (figure 4). Lancé en novembre 1989 avec la manifestation électorale des « Verts », présenté en juin 1990 et soumis depuis aux parlementaires, ce Plan vise à combler le décalage certain entre les moyens disponibles de la politique française et les problèmes écologiques urgents à résoudre. Grand chambardement national qu’entraîne ce PNE qui s'intéresse à tous les secteurs d'activités et y définit des objectifs de qualité, le plus souvent guidés par les engagements internationaux ou européens (figure 5). Ce futur Plan vert sera alimenté par une dotation budgétaire et des taxes parafiscales (redevances à de nouveaux partenaires agricoles, taxe sur les producteurs et importateurs d’engrais, taxe sur la pollution atmosphérique étendue à de nouveaux polluants, redevance sur les décharges, taxe départementale sur les ordures ménagères, taxe d'atténuation des nuisances phoniques, taxe régionale sur l’affichage, fonds d’intervention pour le partenariat écologique...) pour absorber les dépenses consacrées à l'Environnement (133 milliards de F, soit 30 milliards supplémentaires d'ici 1995 et 45 milliards d'ici l'an 2000, non compris les rubriques « sûreté nucléaire », « déchets nucléaires », « mobilisation de la ressource en eau » et « pots catalytiques ») et faire ainsi passer le pourcentage du PIB qui lui est dévolu de 1,3 % à 1,9 %.
Réflexions prospectives
Ce PNE fait du bruit bien au-delà de Landerneau. La « petite lecture commentée » de Christian Brodhag, porte-parole des Verts, en souligne intelligemment la plupart des lacunes et des contradictions (lobbies de l'incinération des déchets, de l'industrie nucléaire, de l'industrie agricole, de la technocratie, interférences ministérielles, insuffisances de formation scolaire et professionnelle...). Quoi qu’il en soit, ce Plan a au moins un mérite, celui d’exister. Car nous vivons dans un pays traditionnellement attaché au respect de la terre (4),
(4) L'intelligentsia française a toujours fortement exprimé ses préoccupations pour l'Environnement. Il suffit de citer quelques manifestations des années 70 :
- • fondation du groupe Paul-Émile Victor « Pour la Défense de l'Environnement » en 1973 (réunissant Dr A. Bombard, Cdt J.-Y. Cousteau, Dr Debat, M. Herzog, L. Leprince-Ringuet, H. Tazieff),
- • publication de « Changer ou disparaître » de E. Goldsmith, éd. Fayard 1972,
- • publication de « Socialisation de la Nature » de P. Saint-Marc, éd. Stock 1975,
- • publication de « L’Homme renaturé » de J.-M. Pelt (aujourd'hui président de l’Institut européen d'écologie de Metz), éd. Seuil 1977,
- • publication de « La France défigurée », M. Péricard et L. Bériot, éd. Stock 1973,
- • publication de « Sauver l'humain » de E. Bonnefous (membre de l’Institut, sénateur), éd. Flammarion 1976,
Évolution 1990-1995
(hors mobilisation de la ressource en amont, y compris eau potable et hors points cataclysmiques)
ADMINISTRATIONS PUBLIQUES | ||||
---|---|---|---|---|
État : | 5 000 | 4,9 | 8 000 | 5,5 |
Collectivités locales : | 21 000 | 20,6 | 28 000 | 19,7 |
Autres administrations : | — | — | — | — |
TOTAL | ||||
37 000 | 31,1 | 46 000 | 31,6 | |
ENTREPRISES | ||||
21 800 | 31,2 | 40 000 | 31,8 | |
MÉNAGES | ||||
45 500 | 45,4 | 82 000 | 45,4 | |
TOTAL | ||||
102 000 | 100 | 133 000 | 100 |
Fig. 6 : Répartition des charges pour le financement du PNE, d’après « Plan National pour l’Environnement », Secrétariat d’État chargé de l’Environnement, revue « Environnement-Actualité » septembre 1990.
Ce respect inné nous fait admettre les lois de l’écologie. L’écologie, ou science des relations entre êtres vivants et milieu de vie, cherche à connaître, pour chaque type d’organismes, quelles sont les limites des contraintes supportables, quels sont les facteurs améliorants, les facteurs inhibiteurs de croissance, de reproduction, du bien-être optimum de chaque organisme et, à des degrés plus élevés, de chaque groupement, de chaque communauté, de chaque société animale ou végétale (B. H. Dussart, CNRS, revue TSM, décembre 1974) (5). Entre autres, l’écologie nous démontre qu’on ne peut impunément modifier les rapports entre les divers éléments d’un écosystème, en particulier l’espèce et son biotope, en l’occurrence l’Homme et son milieu.
Mais les problèmes d’environnement sont ressentis différemment sur le globe, par un clivage géographique, en fonction du niveau de vie. Dans les pays industrialisés, les questions les plus pressantes touchent à la contamination des eaux de surface et des eaux profondes, la pollution atmosphérique acide, hydrocarbonée et métallique, l’empoisonnement des sols par excès de pesticides et fertilisants, l’urbanisation mal planifiée surtout sur le littoral, les pluies acides, les incendies de forêts, la gestion et le stockage des déchets ménagers, industriels et radio-actifs. Dans les pays sous-développés, les problèmes les plus marquants sont la désertification, la déforestation, l’érosion et la salinisation des sols, les inondations, l’urbanisation incontrôlée des mégapoles et l’extinction des espèces vivantes. De fait, les pays du tiers-monde refusent le principe de la « conditionnalité », établissant comme préalable à l’aide économique la mise en œuvre de mesures en vue de la sauvegarde de l’environnement global, alors qu’ils réclament l’implantation des technologies propres (F. di Castri, CNRS, revue « La Recherche », juin-juillet 1990). Autre contradiction : les produits fabriqués conformément aux critères de protection de l’environnement doivent rester compétitifs vis-à-vis des produits équivalents commercialisés dans des régions où les règles sont moins strictes ; et inversement, certains produits importés sont moins coûteux au détriment de l’environnement mais posent en plus des problèmes d’élimination. Sans nul doute, les industriels seront davantage confrontés à un dumping écologique. L’harmonie des programmes écologiques viendra de la concertation et de la bonne volonté réciproque.
La découverte essentielle de ces dernières décennies, c’est la fin du progrès garanti. « L’erreur des intellectuels de ce siècle fut d’être certains de leur choix, alors qu’ils faisaient des paris… Il faut conserver le meilleur de notre héritage, sauver les cultures que notre technique et notre industrie sont en train d’anéantir et, pour cela, révolutionner notre mode de concevoir la technique et l’industrie » (E. Morin, « Pour sortir du XXᵉ siècle », Éd. Point-Seuil, 1990). La Terre a des capacités de prodigieuse cicatrisation.
(Voir dans les deux prochains numéros de la revue l’article de l’auteur intitulé « Le Verdissement des cimes ».)