Résumé d’une conférence exposée aux « Journées de l'Eau » organisées les 14-15 juin 1980 par les élèves de l'École des Mines de Paris.
par (B.R.G.M. SERVICE GÉOLOGIQUE NATIONAL)
Les eaux souterraines et les eaux de surface sont souvent présentées et perçues comme des sources d’approvisionnement concurrentes, ayant chacune leurs partisans et leurs détracteurs, également pourvus d'œillères... Cette compétition a ses limites : des choix s’offrent souvent aux utilisateurs locaux, qui ont alors intérêt à comparer toutes les solutions possibles pour s’approvisionner en eau ; mais opposer les deux types d’eau est stérile et peut même être néfaste au plan régional de la gestion des ressources en eau.
Un bref rappel des relations entre eaux souterraines et eaux de surface dans le cycle naturel de l'eau précédera l'examen de celles-ci dans l'économie de l’eau.
EAUX SOUTERRAINES ET EAUX DE SURFACE DANS LE CYCLE DE L’EAU NATUREL : UNITÉ DANS LA DIFFÉRENCE.
Rappeler l’unité du cycle de l'eau dans la nature, c’est énoncer un truisme. La distinction entre les eaux souterraines et les eaux de surface est analogue à celle opposant automobilistes et piétons..., elle est relative au lieu et au moment. C’est une question d’échelle : chaque goutte d’eau peut courir tour à tour dans le peloton superficiel ou souterrain.
En un lieu et à un instant donné, la distinction est claire et bien perçue par le commun des mortels : l'eau de surface est celle des ruisseaux, des fleuves et des lacs ; l’eau souterraine est sous nos pieds et ne s’observe que dans les puits d’où l’on peut la tirer ou lorsqu’elle émerge par les sources.
À l'échelle d'un bassin, d’une région, la même eau passe d'un mode de circulation à l’autre : des voies lentes — surtout souterraines — aux voies rapides — surtout superficielles. En outre l’eau peut se faire piéger et mettre en réserve, en surface comme en sous-sol, pendant des durées très variées — allant de jours à des centaines de siècles.
Trois conséquences essentielles s’ensuivent :
1. — À l'échelle d’un bassin, d’un territoire assez vaste, une grande partie des eaux en circulation est successivement souterraine et superficielle, avec parfois des échanges entre rivières et aquifères dans les deux sens (cas des nappes alluviales de vallées, pertes de rivières en pays karstiques...).
Ainsi, à l’échelle de la France entière, en moyenne plus de la moitié (près des deux tiers) des eaux écoulées totales est souterraine dans une partie de son trajet du point de chute de pluie à la mer... Cet « écoulement souterrain » global est évalué, en chiffres ronds, à 100 milliards de m³/an en moyenne. Ces parts sont toutefois très variables selon les régions et naturellement selon les saisons (de 0 à 100 %).
En corollaire : les eaux souterraines affluent, dans leur grande majorité, aux cours d’eau ; une faible part seulement gagne directement la mer (à peine 1 % de l’écoulement souterrain total en France).
2. — En volume à un instant donné — les eaux souterraines forment l'essentiel des stocks d’eau en réserve. Un aquifère courant contient 1 à 10 millions de m³ d’eau par km², c’est-à-dire une « couche d’eau » de 1 à 10 m de hauteur.
En France ces réserves d'eau souterraine varient selon les zones entre quelques milliers et plus de 100 000 m³ par hectare. Beaucoup d’aquifères emmagasinent plusieurs milliards ou même dizaines de milliards de m³ d'eau. Pour apprécier l'importance de ces stocks, il n’est que de les comparer au volume d'eau total accumulé par les barrages-réservoirs en France : ordre de 7 à 8 milliards de m³. Il est vrai — soulignons-le — que ces réserves souterraines naturelles ne se laissent pas aussi facilement « déstocker » que celles retenues par les barrages...
3. — Conséquence logique des deux précédentes : les aquifères sont les régulateurs naturels des cours d'eau, et leurs « nourrices » essentielles, sinon exclusives en période d’étiage. La constitution géologique du sous-sol est un facteur bien connu du régime des cours d'eau, dont le débit d’étiage en proportion de leur débit moyen peut varier de plus de 80 % en bassins aux terrains très aquifères (tels que ceux des pays de la craie) à moins de 10 % en terrains très peu perméables et à relief favorisant le ruissellement.
L’unité du cycle de l’eau est donc bien une « unité dans la différence » :
Aux eaux de surface correspondent un réseau de conducteurs hiérarchisé, ce qui entraîne la possibilité de concentrations de flux importants, utiles (permettant les « grosses prises » d'eau, la navigation...) ou nuisibles (inondations).
Aux eaux souterraines correspondent des réservoirs de grande capacité et à volume variable, plus ou moins conducteurs (beaucoup moins que des cours d’eau à l’échelle locale), mais non hiérarchisés, donc à flux peu concentrés et localement plus faibles (sur 100 m de large les nappes les plus abondantes, en France (alluvions de la vallée du Rhône, Alsace) ne débitent au maximum que quelques dizaines de litres par seconde).
Schématiquement on pourrait dire que les eaux souterraines assurent la trésorerie contribuant à l’équilibre des budgets des cours d'eau, malgré les aléas et les irrégularités des recettes (c’est-à-dire les pluies)...
Une « division du travail », ou plutôt des fonctions complémentaires conductrices et accumulatrices, est instaurée entre les eaux souterraines et les eaux de surface : leur complémentarité est leur caractère dominant.
EAUX SOUTERRAINES ET EAUX DE SURFACE DANS L’ÉCONOMIE DE L’EAU : COMPÉTITION OU CONJUGAISON ?
Là encore c’est une question d’échelle.
1. — Pour résoudre un problème d’approvisionnement en eau, en recherchant à la fois le moindre coût et les meilleurs avantages pratiques (commodité, sécurité...) un agent économique individuel — qu'il s’agisse d’un usager ayant la possibilité d’exploiter directement l'eau, ou d’un producteur-distributeur d’eau — opérera essentiellement une confrontation entre sa demande et ce que le milieu peut lui offrir, l'une et l'autre se caractérisant par une localisation, une quantité d’eau plus ou moins variable, une qualité, un coût.
Les critères de son choix ne sont relatifs qu’à son objectif propre.
Dans cette confrontation le choix d’une source d’approvisionnement n’est pas le seul problème et il ne se réduit pas à l’alternative eau de surface ou eau souterraine. Lorsque celles-ci se trouvent en compétition deux aspects importent plus particulièrement :
— La productivité des ouvrages de prise ou de captage. Un puits ou un forage peut fournir, selon les terrains, de quelques m³/h à une centaine de m³/h (parfois, mais rarement, plus). Une prise en rivière n’est limitée que par le débit naturel (minimal) de celle-ci — et d’éventuelles contraintes de conservation — : elle peut donc fournir des débits plus importants, parfois beaucoup, mais dans des sites plus localisés (selon la structure du réseau hydrographique), ce qui nécessite davantage de transport ;
— Les coûts de production : ramenés au m³ d’eau mobilisé, les coûts d’exploitation d’eau souterraine aussi bien que de mobilisation d’eau de surface (avec les aménagements régulateurs qu’elle nécessite parfois), offrent également une grande variété et leurs distributions se recouvrent largement, avec un avantage statistique à l'eau souterraine.
Pour fixer les idées on citera une estimation de C. GOMELLA (SETUDE, 1971*) exprimant l’avantage de prix de revient à la production de l’eau souterraine en longueur supplémentaire d’adduction qu'elle pourrait supporter en restant compétitive : 75 km pour 100 000 m³/j, 120 à 150 km pour 500 000 m³/j.
J. BODELLE et M. TIRAT (BRGM, 1977**) ont indiqué par ailleurs qu’une agglomération de 500 habitants comportant quelques établissements industriels, demandant au total 200 m³/jour, aurait avantage à recourir à un forage réalisable sur place (s'il a moins de 70 m de profondeur) plutôt qu’à se raccorder à un réseau fournissant l'eau à 0,5 F/m³, si la distance est ≥ 1,8 km. Pour une ferme demandant 40 m³/j, l'avantage resterait au forage, dans les mêmes conditions, par rapport à un raccordement ≥ 1,2 km.
En fait moins qu’au niveau de la production, c’est bien à celui de l’entrée en usage que la comparaison des coûts — des coûts d’approvisionnement — doit être opérée, en n’omettant aucun élément dans chaque cas. En particulier les frais de transport que l'eau, bien économique relativement bon marché à la production, supporte mal, et qui peuvent constituer le poste essentiel du coût d’approvisionnement.
Enfin les coûts exprimés et exprimables monétairement ne sont pas les seuls critères de décision.
Dans la mesure où, dans ces confrontations, les eaux souterraines ont été et sont parfois encore négligées ou méjugées — des préjugés tendant à sous-estimer leur potentialité — contre l’intérêt même des utilisateurs d'eau, les professionnels de leur prospection et de leur exploitation ont été souvent conduits à promouvoir leurs avantages, sans pour autant masquer leurs limites... (cf. l’argumentaire encadré). Cette « défense » ne doit pourtant pas prendre le sens d’un parti pris : elle vise seulement à rétablir l’égalité des chances et la vérité des compétitions.
* Séminaire FAO/Gouv. Espagnol, Grenade.
** Colloq. nat. Eaux souterraines et approvisionnement en eau de la France, BRGM, Nice.
À cette échelle « micro-économique », des appréciations générales et a priori sur les avantages d’une source d’approvisionnement par rapport à une autre ne peuvent être que sommaires et elles n’apportent qu'une aide limitée à la décision dans chaque cas concret.
En résumé, à ceux qui considèrent, à tort, les eaux souterraines et les eaux de surface comme deux champions qui s’affrontent, disons qu’à ces « Jeux Eaulympiques » il y a beaucoup d’épreuves, et que les médailles sont distribuées aux deux.
2. — À l'échelle « macro-économique » cette fois, de l'aménagement et de la gestion régionale des eaux, c’est-à-dire à l'échelle de la ressource, les eaux souterraines et les eaux de surface sont considérées en tant que ressource à évaluer d’abord, à gérer ensuite.
L'évaluation.
Une première idée découle de la compréhension de l'unité du cycle de l'eau naturel : les ressources en eau souterraines et en eau de surface ne sont pas additionnables à l’échelle d'un bassin ; en sommant leurs flux on risque des « double-comptes ». D’où le souci de partager l'écoulement total — c’est-à-dire les ressources en eau « naturelles » — non pas selon les milieux physiques dans lesquels les eaux circulent (partage relatif au temps, on l'a vu), mais plutôt selon le mode de mobilisation préférable :
+ Ressource en eau de surface = part de la ressource totale qu'il est plus avantageux de dériver des cours d’eau (avec régularisation plus ou moins poussée, par des réservoirs d’accumulation en surface).
+ Ressource en eau souterraine = part de la ressource totale qu'il est plus avantageux de capter dans le sous-sol.
Reste à savoir : avantageux pour qui ? En principe dans « l'intérêt général », c’est-à-dire au niveau de l’économie régionale ou nationale...
Cette première manière de donner un contenu économique à la partition du flux de la ressource en eau totale en ressources respectivement superficielles et souterraines, additives, a son intérêt, mais elle est encore trop simple.
Une seconde idée est plus nuancée : l'eau prélevée n’est qu’en partie « consommée » physiquement par les usages, et la plus grande part est restituée. Or les eaux souterraines prélevées sont en grande majorité restituées après usage aux cours d'eau (inversement des eaux de surface prélevées peuvent être restituées après usage aux nappes souterraines : cas fréquent de l'irrigation).
L'eau peut servir, et sert effectivement, plusieurs fois — sans même parler du recyclage industriel — : elle peut être « réutilisée » plus ou moins, selon l’échelle du bassin considéré. Dans cette réutilisation, la mobilisation d’eau de surface ayant récupéré des restitutions d'eau issues de prélèvements d’eau originellement souterraine prend une large part.
De ce point de vue, les ressources mobilisables en eau de surface et en eau souterraine sont en partie additives.
La gestion.
Sans aborder ici les aspects propres à la gestion régionale des nappes souterraines d’une part, à celle des bassins fluviaux d’autre part, on n’évoquera que la question souvent posée de l'allocation préférentielle des eaux souterraines et des eaux de surface à certaines utilisations. À l'échelle macro-économique il est logique de procéder à des confrontations entre ressources et demandes en eau, non plus à l’échelle de chaque utilisateur particulier, mais à celle de secteurs d'utilisation « agrégés », avec le risque de contrarier dans certains cas des intérêts particuliers. Mais l’allocation préférentielle d’un type de ressource à une catégorie d'utilisation n’anticipe-t-elle pas sur les résultats d'une confrontation générale ?
L'idée la plus fréquente, qui a presque la valeur d’une doctrine, est de réserver les eaux souterraines à l'alimentation en eau potable, comme corollaire de la recommandation — le plus souvent justifiée — de donner priorité à l'eau souterraine comme source d’approvisionnement en eau potable. Une application trop entière de ce principe pourrait conduire toutefois à mal employer d'autres avantages des eaux souterraines : par exemple leur extension et leur faible coût de production bien adaptés à certaines utilisations dispersées (irrigation).
Plutôt que l’allocation de ressource par principe, le réalisme conduit à la pratique des choix d’aménagement des eaux dans chaque bassin concret, au terme de confrontations entre l'ensemble des ressources et l'ensemble des demandes, donc sans « séparatisme hydraulique » à priori. Dans ces choix les réutilisations évoquées plus haut ne sont pas à négliger.
Pour conclure, par un retour à la question posée dans le titre, on pourrait dire — de manière très simplifiante — que les eaux souterraines et les eaux de surface sont plutôt concurrentes à l'échelle micro-économique, et plutôt complémentaires à l’échelle macro-économique.
CARACTÈRES | AVANTAGES | LIMITES ET INCONVÉNIENTS |
---|---|---|
Répartition dans l'espace. | Ressource extensive. Grande extension, facilitant les captages à proximité des lieux d'utilisation, donc minimisant les travaux et coûts d'adduction. |
Faible concentration naturelle des écoulements en général nécessitant multiplication des captages pour mobiliser une part importante de la ressource. Exploitation mieux adaptée aux demandes dispersées (hydraulique villageoise) qu’aux demandes très concentrées. |
Disponibilité dans le temps. | Réserve naturelle ne nécessitant pas de régularisation. Débit peu variable, offrant une ressource plus résistante que l'eau de surface aux aléas climatiques, donc une meilleure sécurité d’approvisionnement. |
Faible latitude d’accroissement temporaire des prélèvements (sauf par des captages voués spécialement à des productions de pointe temporaire). |
Production unitaire (par ouvrage de prise). | Débit ponctuel limité par la productivité locale des aquifères et les interférences entre captages. |
|
Qualité naturelle de l'eau. | En général supérieure à celle des eaux de surface sur le plan sanitaire et plus stable, d’où un meilleur rendement des opérations de traitement. Traitement chimique nécessaire en général faible, parfois nul. Protection plus facile contre des agressions. |
Dans certains cas, défaut de qualité chimique (agressivité, dureté, salinité). |
Emprise au sol des ouvrages d'exploitation. | Très faible occupation du sol, par rapport aux équipements hydrauliques de surface (barrages, retenues), donc plus faible charge foncière. |
Servitude de protection (surtout sanitaire) sur des étendues variables, pouvant requérir indemnisation. |
Coût. | Coût total de production, de traitement et de transport sensiblement inférieur à celui de l’exploitation d’eau de surface. |
Plus grande part relative du coût d’exploitation (fonctionnement), au regard de l’amortissement des investissements, et plus grande sensibilité de ce coût à l’évolution de celui de l'énergie. |
Souplesse de réalisation. | Plus grande divisibilité des investissements — plus faciles à étaler dans le temps — et plus faible durée d’amortissement, liée à une grande rapidité de plein emploi des équipements. Flexibilité du développement des exploitations, adaptables suivant l’évolution de la demande (souvent difficile à prévoir à long terme), et possibilité de correction de plans initiaux d’après les résultats obtenus par une première phase. |