Dans le bassin ferrifère lorrain, la couche de minerai de fer est progressivement recouverte d’Est en Ouest par le Jurassique moyen, formé d’une succession de formations calcaires (perméables) ou marneuses (semi-perméables ou imperméables). La technique même d’exploitation du minerai, par traçage-dépilage et foudroyage, provoque une fissuration des couches géologiques supérieures. Il en résulte un drainage de la plupart des nappes vers le fond de la mine, avec pour conséquence l’assèchement de sources ou de puits de certaines collectivités. Ces eaux doivent être ensuite évacuées vers la surface afin de préserver les galeries, dont on estime le volume à 400 millions de m³ sous une profondeur de 250 m ; cette opération s’appelle l’exhaure. Par manque d’autres ressources une dépendance des collectivités s’est peu à peu développée vis-à-vis de ces eaux d’exhaure qui servent pour l’alimentation de 350 000 habitants. Sur les 200 millions de m³ pompés annuellement, 15 millions servent à la population, 4 millions pour l’industrie et le reste réalimente les rivières.
Amorcé depuis de nombreuses années, le processus de fermeture des mines conduit aujourd’hui à l’arrêt
[Photo : Position de la nanofiltration au sein des différentes techniques de séparation par filtration.]
progressif de l’exhaure et à l’ennoyage des mines.
L’incidence de l’ennoyage des mines sur la qualité de l’eau
L’arrêt de l’exhaure va entraîner des modifications importantes du régime hydraulique des cours d’eau. Certaines rivières, en période d’étiage, pourraient se tarir. Les centaines de kilomètres de galeries vont mettre plusieurs années à se remplir et constituer une énorme nappe. Ce phénomène s’accompagnera d’une augmentation importante de la minéralisation de l’eau due essentiellement à une très forte sulfatation. Les sulfates proviennent de l’ennoyage des zones dépilées où les formations marneuses sont abondamment représentées. Des études ont montré que c’est l’oxydation des pyrites contenues dans ces niveaux marneux qui est à l’origine de la sulfatation. Les produits d’oxydation de la pyrite par l’oxygène en milieu aqueux, c’est-à-dire sulfates, acide sulfurique et fer ferrique, sont en effet obtenus selon la réaction suivante :
4 FeS₂ + 15 O₂ + 2 H₂O → 2 H₂SO₄ + 4 Fe³⁺ + 6 SO₄²⁻
Cette réaction se produit lors du lessivage des parois en présence de l’air ambiant. La concentration en sulfates peut alors dépasser les 1 500 mg/l. On enregistre également des pics de calcium pouvant atteindre 400 mg/l et de magnésium à 150 mg/l. L’oxygène dissous étant le facteur limitant, lorsque la zone considérée est remplie et reste à un niveau constant, la salinité de l’eau se stabilise. Cette salinité décroît ensuite très lentement, en fonction du temps nécessaire au lessivage complet des parois par les renouvellements de la nappe.
En dehors des pics signalés ci-dessus, la qualité moyenne de l’eau qu’il faut s’attendre à devoir traiter figure dans le tableau I.
La présence, en grosse quantité, de sulfates dans l’eau de consommation engendre des désagréments de saveur et des troubles intestinaux (principalement chez les nourrissons). Ils constituent également un facteur important de corrosion des canalisations métalliques (inhibition de la formation de la couche de Tillmans) et des ciments des ouvrages de stockage et de traitement (formation des sels de Candlot).
Les normes européennes de potabilité imposent des concentrations maximales admissibles pour les paramètres sulfates et magnésium de 250 mg SO₄/l et 50 mg Mg/l.
Afin de continuer à assurer la distribution d’une eau de qualité, il est indispensable de la traiter. La spécificité du problème impose de faire appel à des traitements particuliers qui sortent du schéma des filières classiques de traitement.
Le choix de la nanofiltration et les résultats des études-pilotes
Différentes études, exploitant les techniques exposées ci-après, ont été entreprises par OTV et Anjou Recherche afin d’apporter une solution au problème posé par les eaux d’exhaure.
Filière biologique.
De même qu’il existe des bactéries dénitrifiantes utilisées pour l’élimination des nitrates, il existe des bactéries sulfato-réductrices qui consomment les sulfates en les réduisant en sulfures (S²⁻). Cependant, la cinétique de ce processus est trois fois plus lente que celle concernant l’élimination des nitrates. Ces bactéries ont besoin d’un apport important de matières organiques qu’il faudra par la suite éliminer. Si l’on ajoute à cela l’indispensable mise en œuvre d’une décarbonatation, ce procédé n’est absolument plus compétitif.
L’électrodialyse.
Une installation d’électrodialyse est constituée d’un empilement alterné de membranes perméables aux anions et aux cations. L’application d’une différence de potentiel électrique assure la migration des ions à travers ces membranes. Très onéreux énergétiquement, ce procédé, utilisé notamment en galvanoplastie, dans la récupération de métaux précieux, etc., apparaît comme techniquement réalisable, mais n’est pas économiquement le plus intéressant.
L’échange d’ions.
Des essais de traitement sur des filières à deux ou même trois résines ont été effectués ; les obstacles rencontrés ont été de plusieurs sortes :
- • le Conseil Supérieur de l’Hygiène Publique de France a recommandé de ne pas utiliser les résines anioniques en milieu acide,
- • la charge excessive sur les résines entraîne des risques de fuites en sels ou de relargages d’amines,
- • les éluats de régénération de ces résines posent des problèmes d’élimination,
- • les coûts d’exploitation du procédé sont très importants.
La nanofiltration.
Le terme nanofiltration vient du fait que ces membranes présentent un seuil de coupure qui correspond à l’existence hypothétique de pores d’un diamètre moyen de 1 nanomètre (1 nanomètre = 10⁻⁹ m) (figure 1). Ces membranes, de type composite, sont formées d’un support hydrophobe sur lequel sont incorporés des groupements chi-
[Photo : Module spiralé de nanofiltration.]
Les membranes de nanofiltration possèdent des groupements hydrophiles chargés négativement. Ainsi, les propriétés classiques d’une membrane d’ultrafiltration sont enrichies d’une action répulsive permettant l’élimination d’espèces ioniques de même charge. Les ions négatifs sont repoussés, ainsi que les ions positifs qui y sont associés, afin de respecter l’électroneutralité de la solution de part et d’autre de la membrane. Les espèces bivalentes (SO₄²¯, Ca²⁺, Mg²⁺) sont retenues à des taux situés entre 70 et 90 %, ce qui fait de la nanofiltration un excellent procédé de désulfatation et d’adoucissement [1]. Les ions monovalents (Na⁺, Cl¯, NO₃¯) sont quant à eux moins bien rejetés.
Les membranes de nanofiltration sont essentiellement conditionnées sous la forme de modules spiralés (figure 2). Le principe de fabrication consiste à enrouler une membrane plane autour d’un tube perforé et creux qui servira à recueillir le perméat (l’eau produite). La présence d’un espaceur du côté alimentation de la membrane permet de créer un régime turbulent. Les modules ainsi constitués présentent une bonne compacité et un coût d’investissement relativement faible. Ils sont, par contre, sensibles au colmatage et leur eau d’alimentation doit répondre à des critères de clarification bien précis. Les cartouches sont ensuite introduites dans des tubes de pression. Les pressions de fonctionnement sont très inférieures aux pressions habituelles de l’osmose inverse et se situent généralement en deçà de 10 bars.
Dès octobre 1990, des essais pilotes se sont déroulés sur le site de l’usine de Jarny (Meurthe-et-Moselle). Un programme de dopage a été établi afin de simuler la dégradation de l’eau due à l’ennoyage. Les résultats de ces essais, en ce qui concerne la partie qualitative de l’étude, figurent dans le tableau II. Ils confirment l’excellent abattement des ions bivalents. Les sulfates sont en moyenne éliminés à 95 % et la dureté de 80 à 90 %, en fonction de la concentration en sulfates de l’eau. L’élimination du sodium est étroitement liée au pourcentage d’association de cet ion avec les sulfates (Na₂SO₄) ainsi qu’à la présence en quantité importante ou non des cations Ca²⁺ et Mg²⁺ [2], [3]. D’autres essais sur l’élimination du fluorure montrent qu’un abattement de 30 à 50 % peut être obtenu à partir d’une eau contenant 3 mg F/l.
Sur la base de ces résultats, la ville de Jarny a demandé à la Compagnie Générale des Eaux, représentée par son Centre Régional Alsace-Lorraine, la mise en œuvre d’une unité de nanofiltration. La réalisation de cette usine a été effectuée par OTV-Hydrex.
L’usine de Jarny : 2 500 m³/j d’eau nanofiltrée
L’arrêt de l’exhaure de la mine de Droitaumont qui alimente l’usine de traitement d’eau potable de Jarny est imminent. Il a fallu, dans un premier temps, réorganiser la station de pompage, puis un nouveau bâtiment devant abriter l’unité de nanofiltration a été édifié.
L’ensemble des anciens ouvrages de l’usine a été conservé et assure le prétraitement de l’eau avant son passage à travers les membranes. La nouvelle filière de l’usine est décrite sur la figure 3.
[Figure : Filière de traitement de la station de Jarny.]
Un bassin de stockage de 5 000 m³ reçoit l’eau de la mine, laquelle subit un traitement classique de clarification constitué des différentes étapes : floculation, décantation, filtration sur sable avant d’être acheminée vers l’unité de nanofiltration.
[Photo : L’unité de nanofiltration de Jarny.]
La station de nanofiltration se compose de deux blocs de tubes de pression parallèles. Ces tubes de pression, contenant des membranes Filmtec NF70 de Dow Chemical, sont disposés suivant une configuration dite « à étages ». L’eau d’alimentation est répartie sur une première série de tubes qui constituent le 1ᵉʳ étage. Le perméat de ce premier étage, représentant environ 50 % du volume de l’eau d’alimentation, est recueilli et l’autre moitié de l’eau est renvoyée sur une seconde série de tubes, le 2ᵉ étage, où l’on répète la même opération que précédemment. Le taux de conversion, ou rendement hydraulique, d’une telle installation est Y = 75 %. Le bâtiment de nanofiltration contient deux unités indépendantes d’une capacité de production de 62,5 m³/h chacune. Des cartouches de microfiltration d’un seuil de coupure de 5 µm assurent un rôle de protection des membranes.
Une légère acidification et l’injection d’un séquestrant permettent d’éviter la précipitation de différents sels (CaCO₃, CaSO₄, MgSO₄, etc.) qui, en se concentrant dans l’installation, pourraient se déposer sur les membranes. L’excès de CO₂ contenu dans le perméat est éliminé par passage dans une tour de dégazage. Une injection de soude achève la remise à l’équilibre calco-carbonique de ce perméat avant distribution. En fonction du taux de sulfates de l’eau d’alimentation, un mitigeage perméat-eau prétraitée est prévu pour éventuellement remonter la dureté de l’eau distribuée, comme l’impose la législation.
Le rejet (ou concentrat) est réintroduit dans la mine où le facteur de dilution est de 10⁶. Le facteur maximum de concentration en sels contenu dans ce rejet est de 4. Le rapport de ces deux facteurs montre que l’opération peut
Tableau I
Évolution probable de l'eau après l'ennoyage.
anions mg/l | eau brute avant ennoyage | eau brute après ennoyage | cations mg/l | eau brute avant ennoyage | eau brute après ennoyage |
CO3-- | 0 | 0 | Ca++ | 101,3 | 160 |
HCO3- | 435,5 | 555,6 | Mg++ | 34,6 | 130 |
Cl- | 30,5 | 35,5 | Na+ | 66 | 140 |
SO4-- | 130 | 700 | K+ | 3,3 | 5 |
NO2- | <0,02 | <0,02 | NH4+ | <0,02 | <0,02 |
NO3- | 2 | 5 | Fe+++ | <0,02 | 0,05 |
PO4--- | <0,1 | 0,4 | Mn++ | <0,01 | <0,01 |
F- | 0,44 | 1,5 | Al+++ | <0,02 | <0,02 |
TOTAL | 598,8 | 1 298 | TOTAL | 205,26 | 435,05 |
* Moyennes obtenues dans différents puits
Tableau II
Résultats des études-pilotes concernant certains ions.
Sulfates (mg SO4/l) | Dureté (°F) | Sodium (mg Na/l) |
Alimentation | Perméat | Alimentation | Perméat | Alimentation | Perméat |
Eau brute | 130 | 5 | 40 | 8 | 66 | 45 |
Dopage n°1 | 1 000 | 40 | 145 | 20 | – | – |
Dopage n°2 | 1 000 | 50 | 125 | 15 | 160 | 65 |
Dopage n°3 | 1 800 | 125 | 40 | 4 | 800 | 130 |
s'effectuer sans nuire à la qualité de la nappe.
Cette application de la désulfatation par nanofiltration à l'usine de Jarny est une première européenne. La nanofiltration est également une barrière pour un grand nombre de micropolluants [4]. Son pouvoir de coupure vis-à-vis des composés organiques est proche de 250 daltons (1 dalton = 1,679·10-24 g). Ceci lui confère également un pouvoir d'élimination des bactéries et virus.
Afin d'assurer un effet rémanent de désinfection dans les réseaux, seul un très faible résiduel de chlore sera nécessaire dans l'eau distribuée [5]. L'impact de la nanofiltration au niveau du consommateur se traduira par une meilleure qualité organoleptique de l'eau et par le confort que procure une eau adoucie.
BIBLIOGRAPHIE
[1] Conlon W.J., McClellan S.A., Membrane softening: a treatment process comes of age, Journal AWWA, pp 47-51, November 1989.
[2] Cadotte J., Forester R., Kim M., Petersen R., Stocker T., Nanofiltration membranes broaden the use of membrane separation technology, Desalination, vol. 70, pp 77-88, 1988.
[3] Rautenbach R., Groschl A., Separation potential of nanofiltration membranes, Desalination, vol. 77, pp 73-84, 1990.
[4] Moulin C., Côté P.L., Mercier M., Nanofiltration : l’avenir de l’eau, Biofutur, pp 37-40, décembre 1993.
[5] Randon G., Portugues P., Côté P.L., Cavard J., Étude du comportement d’un réseau de distribution alimenté par une filière de nanofiltration : l’expérience d’Auvers-sur-Oise, JIE 94, Tome 1, 7-17/7-10, 11ème Congrès, Poitiers, France, 28-20 septembre 1994.
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