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Des barrages sur les torrents, pourquoi ?

02 juin 2022 Paru dans le N°452 à la page 94 ( mots)
Rédigé par : Guillaume  PITON de INRAE

Dans les hauts bassins des Alpes, des Pyrénées et du Massif central, les torrents de montagne sont équipés de milliers de barrages de correction torrentielle. À quoi servent-ils ? Ils limitent l’érosion et certains risques associés au caractère torrentiel de ces cours d’eau. Ces ouvrages ont un rôle important dans la protection des sociétés montagnardes. Ils ont par ailleurs un impact sur l’environnement à travers la stabilisation des processus érosifs. Leur conception impose de comprendre leurs effets sur l’activité du torrent et notamment sur les crues. Cet article rappelle à travers des références aux publications des pionniers, comment a émergé et évolué la vision actuelle du rôle joué par les barrages de correction torrentielle. Nous verrons ainsi qu’un ouvrage aussi simple qu’un barrage rempli de galets peut être bâti dans des buts très variés et avoir des effets et des fonctions très spécifiques selon sa localisation et ses caractéristiques.

Un besoin ancien de protection contre les crues et l’érosion

Les randonneurs évoluant en montagne à proximité de ruisseaux et torrents remarquent souvent des barrages remplis de graviers et de galets, en particulier dans les forêts domaniales, c’est-à-dire appartenant à l’État. On peut s’étonner de la présence de ces ouvrages en pierres de taille, en maçonnerie ou en béton armé si haut sur les cours d’eau. Leur objectif n’a pas de lien direct avec l’hydroélectricité ou d’anciens moulins : ce sont des ouvrages de lutte contre l’érosion et les crues torrentielles.
Figure 1 : Page de garde du livre de Fabre (1797) [8], très complet, qui cherche à expliquer la différence entre les rivières et les torrents et comment se prémunir des risques liés.

Les crues torrentielles sont à l’origine de dégâts considérables et parfois de victimes. Les ingénieurs s’intéressent depuis longtemps [1] à ces phénomènes dont l’origine réside dans la géomorphologie des montagnes, c’est-à-dire les formes des paysages et leur évolution dans le temps, principalement au cours des crues.

Les techniques d’endiguement et de canalisation des rivières mises au point sur les cours d’eau fluviaux ont trouvé rapidement leurs limites dans le contexte torrentiel lors de l’aménagement des Alpes [1]. C’est pendant le Second Empire de Napoléon III, établi en 1852 qu’eut lieu le lancement du reboisement des montagnes. Un tel projet, consistant à reboiser des superficies immenses de zones pâturées et sujettes aux érosions, ne pouvait être le fruit que de la conjonction de plusieurs facteurs concomitants [2] :
  • une administration centralisée d’un autoritaire Second Empire ;
  • des projets de grands travaux sur les infrastructures et de sécurisation des voies de transport stratégiques (routes et chemin de fer) ;
  • plus d’un demi-siècle d’activité d’un lobby forestier [3] ;
  • une crise hydrologique au milieu du 19e siècle (crues majeures sur la plupart des grands systèmes fluviaux français).
Cet ambitieux programme de reboisement était fixé dans les lois de 1860 et de 1864. Ce fut une première avant les décisions analogues prises par la Suisse en 1876, l’Italie en 1877, l’Autriche en 1884 et le Japon en 1897.
Figure 2 : Page de garde de la seconde édition du livre de Surell (1871) [9] qui servira aussi bien la science de par la profondeur de l’analyse sur la géomorphologie des bassins versants torrentiels que le lobby forestier de par le ton partisan et catégorique de son auteur.

Après la chute du Second Empire en 1870, la loi sur la Restauration et la conservation des Terrains de Montagne (RTM) fut proclamée en 1882. La nouvelle assemblée républicaine, à l’écoute des populations rurales, réduisit les ambitions de reboisement : l’effort de travail serait concentré où « les travaux de restauration [seraient] rendus nécessaires par la dégradation du sol, et des dangers nés et actuels ». C’est à dire principalement les lits des torrents, les systèmes de ravines, les couloirs d’avalanches et les glissements de terrains. Cette inflexion s’appuyait donc plus sur le génie civil et moins sur les opérations de reboisement extensif [4].

La période entre 1882 et le début de la première guerre mondiale fut « l’âge d’or de la RTM ». Les générations d’ingénieurs œuvrant à cette époque eurent les moyens de corriger plus d’un millier de torrents à l’aide de techniques combinant génie forestier, génie biologique pour les petits ouvrages [5] (fagots de branchages appelés fascines & banquettes végétalisées) et génie civil pour les digues, tunnels, seuils et barrages [2]. Ces derniers sont les ouvrages les plus visibles et les plus emblématiques du domaine de la correction torrentielle ; ils constituent le sujet du présent article.
Nos sociétés montagnardes ont ainsi hérité de milliers d’ouvrages de protection. Ces derniers nécessitent parfois des opérations d’entretien, sont parfois abandonnés ou, au contraire de nouveaux ouvrages utilisant de nouvelles techniques sont implémentés telles que les plages de dépôts [6]. La décision d’abandonner, de maintenir ou d’améliorer un système de correction d’un torrent ne peut être comprise par les populations concernées seulement si elles sont capables, en premier lieu, de comprendre la fonction de ce système, c’est à dire ses effets qualitatifs sur les crues et sur l’activité du torrent. Nous commencerons par rappeler, à travers des références aux publications des pionniers, comment a émergé et évolué la vision du rôle joué par les barrages de correction torrentielle. Nous verrons ainsi que, selon sa localisation et ses caractéristiques, un ouvrage aussi simple qu’un barrage rempli de galets, filtrant ou non, peut être bâti dans des buts très variés et avoir des effets et fonctions spécifiques.

Les pionniers

Les « forestiers »
Au cours du 19e siècle, un fort lobby forestier œuvre à freiner les déboisements anarchiques et à engager un reverdissement des montagnes [3]. Le rôle de régulation du régime des eaux est un argument récurent des différents courants qui l’animent mais un second aspect finit par émerger : la lutte contre l’érosion [7].
Jean Antoine Fabre (1748-1834) publie un livre pionnier [8] (figure 1). Ce géomorphologue avant l’heure, pointe très tôt qu’un traitement différent de celui des rivières devait être mis en œuvre sur les torrents : s’attaquer à la source des sédiments par le reboisement.
Alexandre Surell (1813–1887) reprend et approfondit les réflexions de Fabre et d’autres auteurs de l’époque pour écrire son excellente « Etude sur les torrents de Hautes Alpes » [9] (figure 2). La première partie du livre constitue une monographie d’une grande qualité sur l’origine de l’activité torrentielle. La seconde partie est un pamphlet partisan contre le déboisement des versants et une harangue au reboisement autoritaire des montagnes.
Fabre, comme Surell, considéraient l’utilisation des barrages de correction torrentielle insuffisante en soi, mais intéressante dans un objectif de stabiliser berges et lits de torrents pour faciliter le reboisement.
Les « barragistes »
Scipion Gras (1806-1873) [10], Philippe Breton (1811-1892) [11] et Michel Costa de Bastelica (1817-1891) [12] se concentrèrent par la suite sur la conception et les fonctions des barrages de correction torrentielle. Ces ingénieurs s’efforcèrent de centrer la conception des ouvrages de protection sur les processus de crues, soulignant l’adaptation nécessaire du système de protection aux spécificités du bassin versant.
Ils mettent en lumière que, contrairement aux systèmes fluviaux, l’origine des aléas dans le cas des torrents est liée à un excès de transport solide plutôt qu’à un excès de débit liquide. Les aléas résultants (coulées de boue, inondations, dépôts sédimentaires, ravinements) sont le fruit d’une fourniture sédimentaire dépassant la capacité de transport de l’écoulement, capacité qui est fortement corrélée à la pente des tronçons. Gras et Breton recommandent ainsi de ne pas simplement endiguer les chenaux torrentiels sur les cônes de déjection ; ceci reviendrait simplement à envoyer plus en aval le même problème d’excès sédimentaire. Le système fluvial aval (rivière ou drains agricoles), à la pente insuffisante pour transporter cette charge solide, aurait alors tendance à s’engraisser, avec ou sans digues. L’augmentation du niveau du lit serait même d’autant plus rapide – et donc plus dangereuse à gérer – que la largeur du lit serait contrainte par des digues.
Ces auteurs considéraient aussi que la seule solution consistait à agir sur les sources sédimentaires en amont des traversées urbaines et agricoles. Ils concèdent que les reboisements peuvent être efficaces mais parfois insuffisants : (i) parce qu’il faudrait des décennies pour vraiment stabiliser des torrents par de simples reboisements, les barrages pouvaient être utiles pour obtenir une protection de court terme, et (ii) dans les bassins très instables, les reboisements ne seraient jamais suffisants et devaient être complétés de barrages.
Figure 3 : Site optimal de mise en œuvre d’une série de barrage de rétention (au point G) pour encourager un volume maximal de rétention dans la gorge, c’est-à-dire la zone située entre la tête de bassin (en amont de A) et le cône de déjection (en aval de G), plutôt que la dispersion des barrages (aux points I et H) stockant des volumes moindres.

En complément du rôle de stabilisation des chenaux déjà mentionné par Surell, Gras, Breton et Costa de Bastelica ont théorisé de nouvelles fonctions possibles des barrages de correction torrentielle : (i) la rétention des sédiments, piégeage total dans le tronçon amont, nommé « atterrissement » dans le jargon torrentiel (figure 3), (ii) la consolidation des versant, l’idée étant alors de ralentir l’activité des glissements de terrains qui fournissent au torrent sa charge solide en remplissant le fond de vallée par des sédiments susceptibles de former ainsi une butée de pied et (iii) la régulation du transport solide. Gras (1857) [13], observant la tendance naturelle des lits torrentiels à stocker et déstocker des matériaux, anticipa que des ouvrages générant des zones à faible pente et de grande largeur auraient tendance à stocker temporairement les flux solides.

Les Eaux et Forêts

Les premiers tests et essais furent immédiatement lancés après 1860 par l’administration forestière des « Eaux et Forêts » partout où les agents parvenaient à acquérir un périmètre suffisant à reboiser. Prosper Demontzey (1831-1898), Edmond Thiéry (1841-1918), Charles Kuss (1857-1940), Paul Mougin (1866-1939), et Claude Bernard (1872-1927) sont des pédagogues et praticiens qui ont marqué l’histoire de la correction torrentielle et l’usage des barrages.
Figure 4 : Hameau de Bionnay ravagé par la rupture de la poche du glacier de Tête Rousse et la lave torrentielle qui s’est formé en aval. Catastrophe qui engendra 175 morts en 1892.

Les manuels [14] [15] de restauration des montagnes de Demontzey et Thiéry synthétisant les premières techniques seront affinés plus tard par Kuss [16] [17] et Mougin [18] dans les cas particuliers des torrents sujets aux ruptures de lacs et de poches glaciaires (figure 4 & figure 5), des travaux de consolidation de grands glissements de terrains et des avalanches rocheuses (figure 6). Ils font aussi appel aux systèmes de drainage ou de diversion et contournement de ces derniers (figure 7).

Figure 5 : mention Eaux et Forêts 1911 [20], légendée Barrages de rétention des dépôts morainiques issues des têtes de bassins : Ravin des Arandellys, affluent de la Griaz qui se jettent dans l’Arve en aval du barrage EDF des Houches (74).

Les cours de Bernard [15] constituent un état de l’art de la compréhension de la morphodynamique torrentielle et des techniques de contrôle de cette dernière. Les barrages de correction torrentielle y tiennent une place importante et la liste des nombreuses fonctions que peuvent avoir ces barrages a alors sa forme actuelle :

  • Stabilisation du lit
  • Consolidation des versants
  • Réduction des pentes du lit
  • Rétention sédimentaire
  • Régulation du transport solide.
L’entre-deux guerres voit le nombre de nouveaux projets diminuer, il faut désormais maintenir l’important parc d’ouvrages. L’après-guerre voit l’avènement de deux technologies qui vont révolutionner la correction torrentielle : le béton armé et les engins de terrassement [4] .
Figure 6 : Grand barrage du Nant Saint Claude en aval d’un éboulement (73). Le barrage est équipé de pertuis permettant le passage de l’eau en attendant qu’il se remplisse de matériaux et élève ainsi le niveau du torrent.

L’usage du béton armé permet à partir de 1955 de concevoir et de construire des barrages auto-stables. Ceux-ci sont moins chers que les barrages poids en maçonnerie pour les barrages de grandes dimensions [2]. Le béton armé permet aussi de construire de nouveaux ouvrages tels que les barrages filtrants qui ferment les plages de dépôt. La conceptualisation et les premiers tests de barrages filtrants, réalisés dans les années 1950 et 1960, sont considérés comme une première mondiale [2]. Le réel développement de ces ouvrages en France a lieu un peu plus tard, après le transfert des anciennes responsabilités des Eaux et Forêts au nouvel Office National des Forêts en 1966.

Un immense parc d’ouvrages à gérer

En 1964, l’ancienne administration des Eaux et Forêts comptabilisait 92 873 barrages et seuils de correction torrentielle, 10 tunnels de dérivation, 736 km de réseaux de drainage bâtis dans les 26 départements français en application des lois RTM [21]. En 1966, la gestion de ces ouvrages est transférée à l’ONF : Office National des Forêts (avec un passage partiel et temporaire aux DDA : Directions Départementales de l’Agriculture), et en 1971 dans certains départements aux soins d’un Service spécifique de Restauration des Terrains de Montagne à l’ONF [22] (ONF-RTM).
Figure 7 : Débouché aval du tunnel de contournement du glissement de terrain sur le torrent du Morel (Aigueblanche, 73). Le tunnel, percé dans le versant stable situé en face du glissement de terrain, détourne le torrent du pied du glissement (situé de l’autre côté du vallon qu’on devine sur la droite de la photo) et empêche le cours d’eau d’éroder le pied de la masse instable et de se charger de sédiments qu’il transporterait en aval sur les zones à enjeux.

Une partie seulement de ces ouvrages est régulièrement suivie pour le compte de l’État dans les 11 départements de montagne des Pyrénées et des Alpes qui comprennent toujours un service ONF-RTM [21]. L’exode rural, la diminution du pâturage, l’évolution du climat depuis la fin du petit âge glaciaire et les reboisements spontanés ou artificiels ont diminué l’activité de nombreux bassins versants. D’autres toujours très actifs sont encore régulièrement l’objet de travaux de maintenance et d’investissements visant à protéger les populations ainsi que les divers enjeux aval et les réseaux routiers et ferroviaires.

La gestion des barrages de correction torrentielle fait désormais l’objet de réflexions quant à l’efficacité des ouvrages (adéquation entre objectif et capacités atteintes) et à leur efficience (adéquation entre efficacité et coût globaux). Ces analyses visent, en parallèle à d’autres critères, à une optimisation des fonds d’investissement et d’entretien ; mais leur mise en œuvre se heurte à la complexité de la morphodynamique des torrents, à la difficulté de caractériser la capacité d’un ouvrage (son effet quantifié sur la crue), ainsi qu’aux effets cumulés avec des risques de ruptures et de potentiels effets « dominos » [23].
La gestion de l’immense parc français d’ouvrages de correction torrentielle nécessite donc une meilleure compréhension des effets potentiels des barrages par l’ensemble des acteurs (ONF-RTM, État, élus locaux, populations, gestionnaires des risques). Bien que la quantification de ces effets et leur agrégation soit un sujet complexe nécessitant une expertise professionnelle, nous défendons l’idée que tout un chacun peut en comprendre les principes généraux. Cet article en donne un premier aperçu.
Article publié le 17 avril 2021 par L’Encyclopédie de l’environnement https://www.encyclopedie-environnement.org/eau/barrages-torrents/
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