L'usage de canalisations en matière plastique (ex : polyéthylène) pour la distribution de l'eau potable s'est rapidement développé au cours des dernières années (13). Leur utilisation croissante a été encouragée par divers facteurs : absence de corrosion, très bonnes propriétés mécaniques, facilité de manutention lors de la fabrication, et faible perméabilité à une contamination extérieure (5).
Cependant, dans certains cas, des changements des propriétés organoleptiques de l'eau potable ont été remarqués. On trouve dans la littérature trois causes principales à ces modifications :
- — la dissolution des additifs du polymère (7),
- — l'oxydation de la surface interne du tuyau et la dissolution des composés polaires produits (8),
- — la diffusion des polluants venant de l'extérieur dans le tuyau (12).
Cet article fait le point sur une étude de cas qui démontre sans ambiguïté possible l'apparition de nombreux composés organiques durant le transit d'une eau potable dans une canalisation en polyéthylène haute densité (P.E.H.D.) de 300 m de long, en corrélation avec un important problème de goût et d’odeur.
MATERIEL ET METHODES
Les essais ont été menés à la fois en laboratoire et sur le terrain. Les échantillons ayant servi aux essais de laboratoire ont été obtenus en passant de l’eau du robinet à travers différents tuyaux en P.E.H.D. dont le diamètre interne était respectivement de 26, 34 et 40 mm. La vitesse d’écoulement de l'eau était de 3 m/min. Les échantillons de terrain provenaient directement d’une eau de réseau (banlieue sud de Paris) ayant circulé dans des tuyaux en P.E.H.D. Les caractéristiques organoleptiques des différents échantillons ont été évaluées en utilisant à la fois l'analyse du profil de flaveur et le seuil de goût, conformément aux normes standards de la Communauté Européenne (1). La technique de l’analyse du profil de flaveur a été développée dans l’industrie alimentaire (3) et est depuis peu utilisée pour l'analyse des goûts et odeurs sur des échantillons d’eau (10). En ce qui concerne les évaluations d’odeur, des fioles Erlen Meyer ont été remplies d’eau à analyser puis thermostatées à 45 °C. Un panel constitué d’au moins quatre goûteurs entraînés a évalué les qualités organoleptiques de ces échantillons. À cette fin, la description et l'intensité de chaque goût, odeur et sensation observés ont été caractérisées en fonction d'une liste d’environ vingt-cinq descripteurs. L’échelle d’intensité s'étageait de 0 (absence), 1 (seuil) à 12 (forte). Cinq valeurs intermédiaires la complétaient.
Initialement, les analyses chimiques ont été pratiquées à partir de la technique d’analyse de stripping en boucle fermée ou « Closed Loop Stripping Analysis » (C.L.S.A.). Elles furent ensuite complétées par la technique d’analyse par extraction–distillation simultanées ou « Steam Distillation Extraction » (S.D.E.). La technique C.L.S.A., qui a été utilisée pour l’extraction des composés organiques, était semblable à celle employée par Grob (9). Les températures du bain d’eau et du piège de charbon étaient maintenues respectivement à 45 et 55 °C. La méthodologie S.D.E. décrite par Nickerson (14) a été suivie pour compléter les données obtenues par C.L.S.A. La technique S.D.E. comprend une extraction en batch de 3 litres d’eau. L’eau et le solvant (50 ml de chlorure de méthylène), chauffés séparément, sont ensuite condensés ensemble. Le condensat se sépare en deux phases. Le solvant est ensuite concentré jusqu’à environ 250 µl à l’aide d’un jeu de mini-colonnes de distillation Dufton. Par la nature de sa technique, l’extraction–distillation simultanées doit permettre de détecter des composés de plus haut poids molaire et de plus grandes polarités que ne le fait le C.L.S.A. De plus, cette technique est particulièrement bien adaptée aux mesures sensorielles effectuées par la technique de chromatographie en phase gazeuse/olfactométrie.
Les extraits obtenus ont été analysés à la fois par chromatographie gazeuse/détection ionisation de flamme (CG/FID, Carlo Erba Fractovap 4160, Italie) et chromatographie gazeuse/spectrométrie de masse (CG/SM, Ribermag R10-10C, Rueil-Malmaison, France). Dans les deux cas, la méthode d’analyse a été la suivante :
- — injection « on column » d’un µl d’extrait sur une colonne capillaire (Chrompack OV1701 de 50 m de long ou J&W Scientific DB5 de 30 m de long),
- — impact électronique à 70 eV,
- — gamme de masse de 20 à 400 u.m.a.
RESULTATS
Etude de cas
Durant l’été 1984, dans la banlieue sud de Paris, trois sections de tuyaux en P.E.H.D. ont été raccordées à une canalisation en fonte (figure 1). Un mois plus tard, de nombreux abonnés se sont plaints d'intenses goûts de plastique. La faible vitesse d’écoulement de l’eau dans cette partie du réseau de distribution a sans nul doute favorisé l’apparition de ce phénomène. Quatre échantillons d’eau ont été prélevés dans chacune des sections en P.E.H.D. et dans la canalisation en fonte afin d’effectuer des évaluations sensorielles et des analyses des produits organiques spécifiques.
Les évaluations sensorielles (tableau 1) ont montré que l’odeur de plastique apparaissait dans la section 1 et atteignait sa plus forte intensité dans la section 2.
Tableau 1 — Analyse du profil de flaveur
| ÉLÉMENTS | CANALISATION EN FONTE | CANALISATION EN P.E.H.D. | |
|---|---|---| |
| | SECTION 1 | SECTION 2 | SECTION 3 | |
| GOÛT et ODEUR | PLASTIQUE BRÛLÉ | PLASTIQUE BRÛLÉ | PLASTIQUE BRÛLÉ | |
| SEUIL DE GOÛT | 1 | 5 | 50 | 30 | |
Les chromatogrammes C.L.S.A. obtenus pour chaque point de prélèvement (figure 2) montrent que l’apparition de nombreux polluants organiques se produit lors du passage de l’eau potable dans le tuyau en P.E.H.D. Les plus forts pics d’intensité sont détectés dans les sections 2 et 3. Comme le montre le tableau 2, les principaux produits identifiés par CG/SM sont des additifs du polymère (6,15) (lubrifiants, antioxydants, agents stabilisants) et des produits polaires (aldéhydes). La quinone, qui a été détectée, pourrait provenir du B.H.T., le fameux antioxydant phénolique (4-méthyl-2,6-di-T-butylphénol) réagissant avec le chlore résiduel présent dans le tuyau (0,2 ppm).
Certains de ces additifs ont été trouvés à des concentrations supérieures à 1 µg/l. Ces concentrations augmentaient progressivement de la section 1 à la section 3. Des aldéhydes ont également été trouvés à des taux anormalement élevés dans les deux dernières sections du tuyau.
Pour mieux comprendre le comportement de ces additifs, un échantillon de P.E.H.D. de la section 2 a été découpé en fines lamelles dont dix grammes ont été mis à tremper pendant 48 heures dans un litre d'eau minérale (Evian). Des analyses en C.L.S.A. et CG/SM ont été ensuite réalisées sur l'eau obtenue (figure 3 et tableau 3). Elles ont permis l’identification d'une gamme plus large de ces additifs : ainsi, s’ajoutant aux composés déjà mentionnés, des plastifiants ont été trouvés et la présence de B.H.T. a été confirmée. Ce produit peut provenir soit de son utilisation directe comme antioxydant, soit de la décomposition des thiobisphénols communément utilisés.
Tableau 2 — Concentrations en additifs du tuyau P.E.H.D.
| ADDITIFS | CONCENTRATION (ng/l) | |
|---|---| |
| | FONTE | COUR 1 | COUR 2 | COUR 3 | |
| LUBRIFIANT / STABILISANT | | 350 | 900 | |
| Alkyl naphtalène | – | – | 350 | 900 | |
| ANTIOXYDANT / STABILISANT | | | | | |
| 4-Ethyl-2,6-di-tert-butyl phénol | – | – | 70 | 120 | |
| 4-Méthylquinone | – | – | 500 | 2 500 | 3 300 | |
| ALDÉHYDES | 50 | 80 | 500 | 600 | |
Contrôle de la qualité des différents échantillons de P.E.H.D.
Puisque le rôle joué par le P.E.H.D. dans la dégradation des propriétés organoleptiques a été clairement démontré, il a semblé nécessaire de tester la qualité des différents tuyaux disponibles sur le marché français. Deux cent soixante-quatre échantillons de P.E.H.D. ont été testés selon la procédure suivante : des sections de 2 m sont rincées à l’eau du robinet (débit : 700 l/h) pendant 12 heures ; elles sont ensuite scellées aux deux bouts par des bouchons en laiton et laissées au contact de l’eau du robinet pendant une nouvelle période de 12 heures. Les seuils de goûts déterminés pour ces échantillons sont reportés dans le tableau 4. On peut constater que 20 % des tuyaux testés présentent un seuil de goût supérieur à la limite fixée par la Communauté Européenne (seuil 3 à 25 °C). En outre, plus de 50 % de ces tuyaux défectueux ont des valeurs de seuil de goût supérieures à 30.
Tableau 3 — Concentrations des additifs de l'eau de trempage
| ADDITIFS | CONCENTRATION (ng/l) | |
|---|---| |
| LUBRIFIANT | | |
| Alkyl naphtalène | 4 300 | |
| ANTIOXYDANT | | |
| 4-Méthyl-2,6-di-tert-butyl phénol | 2 600 | |
| 4-Ethyl-2,6-di-tert-butyl phénol | 60 | |
| 1,5-(ethyl-bicyclohexane-2-one) | 1 600 | |
| PLASTIFIANTS | | |
| 2,2,4-Triméthylpentane | 120 | |
| Triisobutyl phosphate | 160 | |
| Phtalates | 660 | |
| ALDÉHYDES | 400 | |
Tableau 4 — Seuil de goût des échantillons P.E.H.D. (vitesse d'écoulement : 700 l/h ; temps de rinçage : 12 h ; temps de contact : 12 h)
| SEUIL | NOMBRE D’ÉCHANTILLONS | % DU TOTAL | |
|---|---|---| |
| 0 | 212 | 80 | |
| 3–10 | 13 | 5 | |
| 10–20 | 2 | 0,8 | |
| 20–30 | 2 | 0,8 | |
| 30–40 | 11 | 4,2 | |
| ≥ 50 | 20 | 7,6 | |
| TOTAL | 264 | 100 | |
Des paramètres complémentaires ont été mesurés sur trois échantillons caractéristiques (forte, moyenne et faible intensité de goûts déterminée par l’analyse du profil de flaveur) ; ils figurent dans le tableau 5. Des paramètres non spécifiques tels que l’absorption UV à 260 nm ou l’indice CH₂ augmentent de manière caractéristique. L’intensité de goûts ne semble pas être directement liée à la concentration des additifs phénoliques relargués. Puisque le nombre total des composés polaires (aldéhydes, cétones) augmente en même temps que l’intensité du goût, on peut supposer que ces composés jouent un rôle déterminant dans la sensation organoleptique finale.
Tableau 5. Analyses comparatives des différents tuyaux P.E.H.D.
TUYAUX | A | B | C |
---|---|---|---|
Intensité du goût de plastique | 2 | 8 | 12 |
Indice CH₂ µg/h l | 0 | 1 | 390 |
UV 220 nm | 0,16 | 0,19 | 0,405 |
UV 270 nm | 0,065 | 0,114 | 0,152 |
Aldéhydes ng/l | 430 | 570 | 1400 |
Cétones ng/l | 250 | 500 | 1100 |
Alkyl phénol ng/l | 1000 | 3000 | 500 |
Alkyl naphtalène ng/l | 530 | 3180 | 250 |
Alkyl quinone ng/l | 170 | 520 | 100 |
Afin de déterminer les influences respectives du polymère et du procédé de fabrication (extrusion des tuyaux), des granulés de polyéthylène ont été mis à tremper dans de l’eau minérale (Evian, 10 g/l, 48 h) qui a ensuite été analysée en C.L.S.A. et C.G./SM. Les additifs et leurs concentrations sont similaires à ceux trouvés dans les extraits de la section 2. Il faut noter toutefois une différence marquante : l’absence totale de composés polaires. Ceci prouve bien que ces composés sont formés par l’oxydation de la surface interne des tuyaux pendant la phase de refroidissement (en présence d’air) qui suit l’extrusion (4, 7, 8, 11).
Évaluation sensorielle des additifs
La technique de chromatographie en phase gazeuse/olfactométrie a été utilisée afin d’essayer de déterminer précisément quels étaient les additifs responsables du problème d’odeur. Dans cette technique, l’effluent de la colonne capillaire de chromatographie est séparé en deux parties : l’une (30 %) est dirigée vers le détecteur F.I.D., l’autre (70 %) est dirigée vers une vanne de reniflage. La figure 4 représente le chromatogramme obtenu sur l’échantillon d’eau de la section 2, extrait au chlorure de méthylène par la technique d’entraînement à la vapeur. L’odeur de plastique brûlé détectée dans les eaux étudiées est due au composant n° 4 : le B.H.T. Cependant, il ne faut pas oublier que d’autres molécules, trouvées en dessous de leur seuil d’odeur dans l’extrait S.D.E., peuvent également être à l’origine de l’odeur décelée par les consommateurs. Ce pourrait être le cas du 2,2,4-triméthylpentane-1,3-diol-di-isobutyrate (plastifiant) dont les propriétés odorantes ont été vérifiées sur une solution standard.
De plus, les composés étant sentis séparément, la méthode ne tient pas compte des effets de synergie qui se produisent probablement dans un mélange aussi complexe et en particulier avec les sous-produits polaires d’oxydation.
Évolution du relargage dans un tuyau en polyéthylène
Au cours de l’étude de cas mentionnée, la canalisation a dû être remplacée, le problème de goût et d’odeur subsistant toujours après quatre mois d’utilisation et malgré de longues périodes de rinçage.
Afin d’obtenir plus d’information sur la durée du relargage, un tuyau en polyéthylène (diamètre interne 26 mm) a été rincé avec un volume d’eau donné (volume de rinçage) puis scellé. Après 48 heures de contact avec un ratio surface du polymère/volume d’eau de trempage fixé à 1 cm⁻¹, le T.O.C., la concentration en phénols, l’absorption UV à 260 nm et les valeurs de seuil de goût ont été déterminés sur l’eau de contact. La figure 5 montre que le pic de T.O.C. observé disparaît après le passage de 4 m³ d’eau, ce qui correspond à un ratio volume de rinçage/volume du tuyau égal à 1000.
D’autre part, le relargage des additifs phénoliques semble plus progressif puisqu’il reste 20 % du relargage initial pour un ratio de rinçage compris entre 7500 et 100 000. La concentration des additifs phénoliques reste constante et égale à environ 2 µg/l pour des volumes de rinçage compris entre 20 et 400 m³. Le seuil de goût reste très élevé (plus de 10 unités) jusqu’à un volume de rinçage de 100 m³.
De plus, tout au long de l’expérience, l’absorption UV à 260 nm est plus forte dans l’eau de contact que dans l’eau de rinçage.
Toutes ces recherches ont montré que la période de relargage pouvait durer jusqu’à un an lorsque les tuyaux en polyéthylène sont défectueux.
CONCLUSION
L’étude de cas faisant l’objet de cet article est un exemple typique des dégradations qui peuvent se produire dans un système de distribution d’eau potable. Le passage d’une eau potable dans des canalisations en P.E.H.D. défectueuses conduit à l’obtention d’une eau non conforme aux normes de la Communauté Européenne. À côté de valeurs de seuil de goût trop élevées, cette eau présente une concentration en phénols approchant la concentration maximale admissible.
(10 µg/l). Par ailleurs, ces phénols ne sont pas détectables par la méthode standard à l’aminoantipyrine (2). Certains produits relargués à de fortes concentrations peuvent se transformer (phénols/quinones) par réaction avec les oxydants résiduels : il est donc nécessaire de procéder à une recherche d’ordre toxicologique plus poussée. Les sources du problème et les solutions envisageables sont résumées dans le tableau 6.
La vitesse d’écoulement de l’eau dans un système de distribution est difficilement contrôlable. L’usage d’un anti-oxydant moins soluble que les thiobisphénols — tris (2,4-di-t-butylphénol) phosphite par exemple — apparaît comme la solution la plus appropriée. De toute manière, les additifs des anti-oxydants semblant tous être composés de deux ou plusieurs cycles phénoliques, la décomposition de ces composés entraînera, après le passage d’une eau potable dans des canalisations en P.E.H.D., l’apparition d’une concentration en phénols élevée. Il est important de noter que l’U.S. Food and Drug Administration (F.D.A.) a interdit l’usage de l’anti-oxydant 4,4-thiobis (3-méthyl-6-tertiobutylphénol) (7,8).
Tableau 6. Solutions possibles
FACTEURS DE DÉGRADATION DES QUALITÉS ORGANOLEPTIQUES | SOLUTIONS |
---|---|
~ Faible vitesse dans le réseau~ Relargage des additifs du PE~ Oxydation de la surface interne | — Antioxydant moins soluble que le thiobisphénol— Extrusion sous atmosphère azote— Auto contrôle des extrudeurs |
L’oxydation se produisant au cours de la phase d’extrusion peut être évitée en travaillant sous une atmosphère inerte (azote) ; malheureusement, cette dernière solution est beaucoup trop onéreuse. C’est pourquoi, un accord, régissant le contrôle des qualités organoleptiques de chaque série de tubes en polyéthylène par le fabricant, vient d’être signé entre les distributeurs d’eau français et certains fabricants de tuyaux en P.E.H.D.
REMERCIEMENTS : Les auteurs remercient les fabricants de polymère suivants : Solvay, Phillips Petroleum, Fina, B.P. Chemicals, et plus particulièrement MM. Totelin et Yernaux pour leur assistance technique et financière.
NOTA : Les lecteurs intéressés pourront obtenir auprès des auteurs les références bibliographiques qui les intéresseraient.