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Aral : petite histoire d'une mer désormais disparue

28 novembre 2014 Paru dans le N°376 à la page 188 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET

C'était il y a moins de soixante ans : les atlas décrivent alors la mer d'Aral comme le quatrième plus grand lac du monde. Alimenté par deux grands fleuves - l'Amou-Daria au sud et le Syr-Daria au nord, elle s'étend sur 66 000 km², avec un volume total estimé à plus de 1 000 km3. Ses eaux fournissent aux pêcheries locales des prises annuelles de plus de 40 000 tonnes, tandis que les deltas de ses principaux affluents abritent des dizaines de lacs plus petits et des marais et terres humides à forte diversité biologique. Aujourd'hui, la mer d'Aral n'existe plus. Retour sur ce qui reste l'une des plus grandes catastrophes écologique, économique et sanitaire du 20ème siècle.

En 1960, la mer d’Aral est le quatrième grand lac du monde en superficie. Elle est une oasis d'abondance. Presque complètement entourée de déserts, cette réserve d’eau permet la survie d'une grande diversité de plantes et d’animaux, ainsi qu'une pêche abondante et une agriculture prospère. Mer intérieure partagée entre les républiques du Kazakhstan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan, la mer d’Aral est située à l’est de la mer Caspienne, entre 53° et 56° de latitude nord et entre 58° et 62° de longitude ouest. Elle est alimentée par les fleuves Syr-Daria et Amou-Daria qui prennent leur source dans les montagnes du Kirghizstan et du Tadjikistan. Sa superficie varie selon les dates et les auteurs : entre 64 460 et 67 820 km². Elle s'étend sur 428 km selon un axe nord-sud, et sur 284 km d'ouest en est.

En 1989, divisée en deux plans d’eau distincts – au sud la Grande Mer (Bolchoïe) et au nord la Petite Mer (Maloié) –, la mer d’Aral a déjà perdu presque 60 % de son volume naturel. C’est le début d’un processus inexorable que la communauté internationale découvre avec effroi.

Une mer en voie de disparition

En 1989, la communauté scientifique découvre avec stupéfaction que la quatrième étendue d’eau continentale de la planète est en train de disparaître. Dès le début des années 90, des photos spectaculaires de bateaux rouillés et abandonnés au beau milieu du désert font le tour du monde. Cette situation est la conséquence directe de la stratégie soviétique.

[Photo : En 1989, la communauté internationale découvre avec stupéfaction que la quatrième étendue d'eau continentale de la planète est en train de disparaître. Dès le début des années 90, des photos spectaculaires de bateaux rouillés et abandonnés au beau milieu du désert font le tour du monde.]

Politique de « spécialisation » régionale pour la production agricole et industrielle.

De fait, la mer d’Aral est la victime de grands projets agronomiques destinés à assurer, dès la fin des années 50, l'indépendance cotonnière de l’ex-Union soviétique. Pour transformer les steppes arides d’alors en terres cultivables, on détourne les eaux des deux principaux affluents à raison de 14 km³ d’eau par an. On met sur pied un vaste réseau d'irrigation pour irriguer des champs de coton situés 1 300 km plus loin. En 1956, le canal Karakoum, artère fluviale artificielle permettant le détournement de l'eau jusqu’aux champs, est inauguré en grandes pompes. En à peine deux décennies, les prélèvements toujours plus importants sur la mer d’Aral et sur les deux fleuves qui l’alimentent, l’Amou-Daria et le Syr-Daria, permettent de développer de manière spectaculaire la superficie irriguée dans la partie soviétique de la région : de 3,5 millions d’hectares en 1960, on passe à près de 7 millions d’hectares irrigués en 1980.

La population locale augmente également rapidement, passant de 14 à 27 millions durant la même période. Les prélèvements en eau suivent, s’établissant en 1980 à 120 km³, dont plus de 90 % pour l’agriculture. De nombreux affluents sont tellement surexploités qu’ils cessent de contribuer directement au débit de l’Amou-Daria et du Syr-Daria. La faible efficacité de l'irrigation – imputable au non-recouvrement des canaux et à un mauvais réseau de drainage – conduit à l’engorgement et à la salinisation des sols sur 40 % des terres irriguées. L’emploi irraisonné de pesticides et d’engrais contamine les eaux de surface et les eaux souterraines, tandis que les écosystèmes du delta disparaissent. Le bilan est accablant : en 1990, plus de 95 % des zones humides sont remplacées par des déserts de sable et plus de 50 lacs du delta, couvrant 60 000 hectares, sont asséchés.

Quant à la mer d’Aral proprement dite, de 68 000 km² en 1960, sa superficie passe à 26 800 km² en 1990 ; son volume s’est réduit des trois quarts, de 1 100 km³ à 450 km³ ; son niveau, qui était de 53,4 mètres au-dessus du niveau de la mer en 1960, est passé à 32,4 mètres en 1994. En 1990, le niveau de la mer a baissé de 17 mètres par rapport à 1960. Dans la seule année 1989, et malgré des conditions climatiques favorables, le niveau de la mer d’Aral a baissé de 70 cm.

En 2000, la mer ne survit plus qu’en trois sections : la petite mer ou mer du Nord au Kazakhstan, la mer centrale et la mer de l’Ouest, située en grande partie en Ouzbékistan.

Une catastrophe écologique, économique et sanitaire

Dès 1989, l'idée d'une disparition pure et simple de la mer d’Aral fait son chemin. Mais la catastrophe va bien au-delà d'un rétrécissement ou d’une disparition de la mer. La salinité des eaux est passée de 9,25 g/l à 30,3 g/l. En s’asséchant, la mer d’Aral laisse à ciel ouvert plus de 63 000 km² de fonds marins recouverts de sels. Le vent emporte de 18 à 86 millions de tonnes par an de sable, 160 millions de tonnes de sel et de poussières, pollués par les pesticides jusqu’à une distance de 300 km. Les eaux de surface et souterraines sont touchées par les pesticides et les engrais. Un changement si brutal et si imposant au sol que le climat en est lui aussi bouleversé : plus continental, avec des étés plus courts, plus chauds et sans pluie et des hivers plus longs, plus froids et sans neige. La période de végétation ne dure plus que 170 jours par an en moyenne, alors que les tempêtes de sable font rage pendant plus de 90 jours par an. Les communautés vivant autour de la mer

[Photo : La pêche avait un rôle marginal à l’échelle de l’URSS, néanmoins en 1964, elle fournissait 10 % du caviar soviétique. La mer comptait alors une vingtaine d’espèces de poissons et la pêche industrielle faisait vivre une part importante de la population.]
[Photo : Au début des années 2000, la salinité des eaux est passée de 9,25 grammes par litre à 30,3 g/l. En s’asséchant, la mer d’Aral a laissé à ciel ouvert 63 000 kilomètres carrés de fonds marins recouverts de sels. Le vent emporte de 18 à 86 millions de tonnes par an de sable, 160 millions de tonnes de sel et de poussières, pollués par les pesticides jusqu’à une distance de 300 kilomètres.]

Les populations vivant autour de la mer d’Aral sont confrontées à de très graves problèmes sanitaires. En Karakalpakie, l’eau potable est saline et polluée, à forte teneur en métaux (strontium, zinc, manganèse) cause de nombreuses anémies. Entre 1985 et 2000, on relève une augmentation de 3 000 % des cas de bronchite chronique et de maladies des reins et du foie, en particulier de cancers, tandis que l’arthritisme augmente de 6 000 %. Le taux de mortalité infantile devient l'un des plus élevés du monde.

Pour sauver la mer d’Aral de la disparition et la région tout entière d'un drame majeur, les organisations et associations internationales, les cinq pays riverains (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan, Tadjikistan et Turkménistan) ne sont pas de trop. Des projets pharaoniques, de détournement d'eau des fleuves sibériens ou de la mer Caspienne, sont successivement abandonnés. L’ONU, l’UNESCO, la Banque mondiale se penchent sur le désastre avec la volonté non de sauver la mer, mais des vies humaines. Des solutions plus modestes sont mises en place : contrôle de la qualité de l’eau potable, amélioration des pratiques agricoles, actions sur l’étanchéité des canaux... Des mesures qui ne suffiront pas à sauver ni la mer d’Aral, ni la région toute entière.

Des mesures qui ne suffiront pas

Le débit d’alimentation de la mer d’Aral passe de 47 km³ par an en 1960 à 2 km³ en 2000. Une quantité bien insuffisante pour compenser l’évaporation naturelle. On estime qu’au moins 73 km³ d'eau devraient être déversés dans la mer d’Aral chaque année pendant 20 jours au moins afin de revenir au niveau de 1960, c’est-à-dire à 53 mètres au-dessus du niveau de la mer. Mais dès 2000, les gouvernements des pays riverains considèrent cet objectif comme peu réaliste. Des options plus raisonnables visent la stabilisation du lac à son niveau de 1990 (38 mètres), ce qui nécessiterait un apport total de quelque 35 km³ d’eau/an. Cela ne mettrait toutefois pas un terme à la dégradation de l’environnement, ni à la désertification du fond du lac désormais exposé à l’air libre. Une autre proposition consiste à ramener le niveau de la « petite mer » à 38 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui ne nécessiterait qu’un apport de 6 à 8 km³ dans cette partie de la mer d’Aral.

En 2007, des signes de remontée prometteurs sont signalés dans le delta de l’Amou-Daria et dans la « mer de l’Ouest » : depuis 1989, ultime effort pour sauver la mer, un projet en Ouzbékistan utilise le réseau de drainage pour apporter plus d’eau dans le delta. Cette eau a rempli les lacs peu profonds, a permis la régénération de la flore et de la faune sauvages dans les zones abandonnées et a stoppé l’érosion éolienne sur les anciens fonds du lac. Autre résultat de ce projet : l’augmentation des pêches annuelles estimées à 5 000 tonnes en 1993, contre 2 000 tonnes en 1988. Mais les experts savent déjà que l’on ne pourra sauver que la plus petite des deux mers d’Aral. Et dans le meilleur des cas. Car sauver la mer relevant désormais d’une perspective aussi lointaine qu’hypothétique, les experts privilégient aujourd’hui un autre objectif : parer au désastre sanitaire et social qui guette les 67 millions de personnes habitant dans cette région d’Asie centrale.

Quant à la mer d'Aral ou ce qu'il en reste, elle devrait avoir complètement disparu en 2025...

[Photo : Vue satellite de la mer d’Aral en 1989 et en 2008, ou de ce qu’il en reste le 9 août 2014.]
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