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Angkor ou la difficile maîtrise de l'eau

29 février 2012 Paru dans le N°349 à la page 105 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET

Comment Angkor a-elle pu s'effondrer à partir de 1431 ? Comment la civilisation khmère a-t-elle pu disparaître alors même qu'elle était encore à son apogée ? Après avoir successivement mis en cause les guerres incessantes puis les changements climatiques, les historiens privilégient désormais une nouvelle piste pour expliquer la chute de l'une des plus brillantes civilisations de l'Asie du Sud-est : la perte de la maîtrise de l'eau.

Les premières traces de la civilisation khmère apparaissent dès le VIIᵉ siècle, bien qu’à cette époque les édifices ne soient pas encore construits en pierre. En 802, le roi Jayavarman II, fondateur de la première dynastie angkorienne, accède au trône lors d’une cérémonie sur les montagnes de Phnom Kulen, au nord du lac Tonlé Sap. Son règne va ouvrir une ère de grande prospérité qui va durer 35 ans pour se terminer aux alentours de 835. Dès cette époque, l’Empire khmer règne sur de vastes territoires et affiche une large suprématie artistique, culturelle et architecturale sur ses pays voisins. Alors que Londres et Paris ne comptent que quelques dizaines de milliers d’âmes, Angkor Thom, la cité des rois, compte déjà plus d’un million d’habitants. Le zénith est atteint lors de la construction d’Angkor Vat par le roi Suryavarman, le plus vaste édifice religieux jamais construit, puis sous le règne du roi Jayavarman.

[Photo : Angkor Thom, la cité royale construite par Jayavarman VII a la forme d’un carré, d’environ trois kilomètres de longueur et de largeur, entouré d'un rempart haut de huit mètres bordé par des douves.]

VII, le dernier metteur en scène de l'apothéose khmère qui se fait sacrer « roi-dieu » en 1181. Les Empereurs commandent la construction de centaines de temples, tous d'un faste inégalé qui témoignent de la richesse, du raffinement et de la puissance de cette civilisation. L'âge d'or d’Angkor va durer environ six siècles. Six siècles durant lesquels se déploieront la magnificence, le raffinement et la puissance de cette civilisation hors normes, qui s'étendra sur un territoire couvrant l'ensemble des pays qui composent actuellement l’Asie du Sud-Est. Mais au milieu du 15ᵉ siècle, les invasions répétées des pays voisins provoquent le déclin d'Angkor. Conquise et ravagée deux fois par les Siamois en 1369 puis en 1431, Angkor perd son statut de capitale en 1432 et connaît alors une décadence très rapide au point d’être vidée de ses habitants. Historiens et archéologues vont d'abord privilégier deux explications à cet affaissement soudain : un affaiblissement suivi d'une destruction du fait de guerres interminables et la disparition du fait de changements climatiques qui aurait entraîné de fortes sécheresses. Mais depuis quelques années, une nouvelle explication gagne en importance : la difficulté de la civilisation khmère à maîtriser un système hydraulique devenu trop complexe et trop rigide.

Un système hydraulique complexe et rigide

Pour comprendre ce qui a pu arriver à Angkor, il faut avoir à l'esprit l'importance cruciale que revêt la gestion de l'eau au Cambodge.

Entre inondations et sécheresses, le pays est constamment soumis à l’alternance d'une saison des pluies où l'eau est trop abondante et d'une saison sèche où elle manque cruellement.

La survie des populations est donc intimement liée à la gestion de l'eau, ce qui illustre bien la présence de nombreux ouvrages qui jouent, selon la saison, la fonction de drain ou de réserve d'eau. Car Angkor, c'est d'abord un immense réseau de digues, de réservoirs, de canaux et de bassins, les fameux barays, qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres carrés.

Encadrant Angkor Thom, la cité royale construite par Jayavarman VII, deux gigantesques bassins-réservoirs, le baray oriental et le baray occidental, s'étendent jusqu'aux limites latérales du site. Au nord se trouve un autre bassin-réservoir de taille plus réduite, le baray de Preah Khan. Le baray occidental, construit au milieu du 11ᵉ siècle, le plus grand réservoir jamais construit par les Khmers, mesure 8 km de long sur 2,2 km de large ! Cet immense réservoir accueillait les eaux de pluie ainsi que les crues du lac voisin, le Tonlé Sap (voir EIN n° 348).

À la saison sèche, la redistribution des eaux stockées dans les barays vers les rizières se faisait de manière gravitaire via un système très élaboré de canaux primaires et secondaires. En exploitant au mieux les complémentarités qui existaient entre le réseau hydrographique et le système hydraulique, il devenait possible d'alimenter les rizières pour compenser un éventuel manque d'eau ou pour irriguer en saison sèche et permettre chaque année une seconde, voire une troisième récolte.

Durant près de six siècles, la civilisation khmère va se développer en multipliant les réalisations hydrauliques, toujours plus nombreuses, plus vastes, plus interdépendantes les unes des autres, qui permettent de faire d’Angkor une véritable « usine à riz ». Peu à peu, Angkor devint un gigantesque territoire quadrillé par un réseau hydraulique entièrement consacré à la riziculture intensive, base de la puissance et de la prospérité khmère. Une prospérité qui se matérialise par une profusion de monuments qui font d’Angkor l'un des ensembles architecturaux les plus impressionnants.

[Photo : Orienté est-ouest, le baray occidental est situé à l’ouest d’Angkor Thom. De forme rectangulaire, il mesure environ 8 km de longueur et 2,1 km en largeur, ce qui en fait le plus grand baray d’Angkor. Ses eaux sont contenues par de hautes digues de terre.]
[Photo : Durant près de six siècles, la civilisation khmère va se développer en multipliant les réalisations hydrauliques, toujours plus nombreuses, plus vastes, interconnectées les unes aux autres, qui permettent de faire d’Angkor une véritable « usine à riz ».]

nants au monde. Mais une prospérité entièrement conditionnée par la bonne marche d'un système hydraulique toujours plus complexe et plus difficile à contrôler.

Car au 14e siècle, Angkor va devoir affronter une série de sécheresses et d’inondations qui vont mettre en évidence l'incapacité de la civilisation khmère à adapter son système hydraulique à ces phénomènes et conserver la maîtrise de l'eau.

L'incapacité de la civilisation khmère à conserver la maîtrise de l'eau

Les causes de l'effondrement de la cité khmère restent aujourd'hui encore incertaines. Mais selon une majorité de chercheurs et d’archéologues, elles seraient le fruit d'interactions complexes entre des facteurs climatiques et anthropiques qui se seraient accumulés sans que l'on puisse les classer par ordre d'importance.

L'analyse des anneaux de croissance de cyprès âgés de 1000 ans découverts au Vietnam a cependant permis de découvrir que deux sécheresses majeures coïncidant avec le début du déclin de la cité d’Angkor avaient sévi sur la région, l'une au milieu du 14e siècle, et l'autre au début du 15e siècle. Ces sécheresses, longues de plusieurs décennies, ont été suivies de moussons d'une intensité exceptionnelle provoquant d’importantes inondations.

Confrontés à ces phénomènes inhabituels, les Khmers n’auraient pas su, ou pas pu, adapter durablement leur système hydraulique devenu trop complexe et par conséquent incontrôlable. Des traces ont mis en évidence des envasements à grande échelle durant les 13e et 14e siècles, juste avant les épisodes de sécheresse. La redistribution d’énormes quantités d’eaux limoneuses sur de faibles pentes a sans doute provoqué des dépôts qui ont fini par combler les réservoirs et engorger les canaux, obligeant à d'incessants travaux de curage et de rehaussement des digues.

Des détériorations, des brèches, datant de l’époque où le réseau était encore exploité ont également été retrouvées. Les dérèglements climatiques des 14e et 15e siècles n'ont pu que fragiliser un système hydraulique devenu trop lourd, trop complexe, qui générait de plus en plus de différences de niveaux et qui exigeait toujours plus de correctifs, de rattrapages, de cours forcés des flux. Devenu plus difficile à entretenir, le système hydraulique serait également devenu plus instable. Pannes et accidents se sont multipliés : assèchement des bassins, rupture de digues, colmatage des réseaux d’irrigation... La rigidité de leur système hydraulique était devenue telle que les Khmers se seraient trouvés dans l'incapacité de l’adapter aux changements climatiques qu'ils devaient affronter.

À cette perte progressive de la maîtrise de l'eau se sont sans doute ajoutés d'autres problèmes liés à la surexploitation des sols. La déforestation qu'impliquait la culture intensive du riz a sans doute conduit à un appauvrissement des écosystèmes. La surexploitation des sols et l'irrigation intensive ont probablement lessivé les terres, entraînant une stérilisation progressive des sols et une diminution des rendements.

Si bien que lorsqu’au milieu du 14e siècle, les Siamois menacèrent les frontières, l'État Khmer établit sa capitale à Phnom Penh, mieux protégée, puis déserta progressivement la région d’Angkor qui se vida de sa population. La cité conservera cependant un rôle essentiellement religieux, entretenu par les descendants des serviteurs des temples qui se maintiendront dans des villages éparpillés au milieu des barays asséchés. Quant aux temples, ils redevinrent le domaine des dieux avant d’être progressivement réinvestis par la végétation...

[Photo : Au milieu du 15e siècle, les temples redevinrent le domaine des dieux avant d’être progressivement réinvestis par la végétation…]
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