La mauvaise odeur alerte les gens du Havre comme ceux de Wimberley. Tour à tour infecte, allergisante, toxique, attractive, capiteuse, démoniaque, nous percevons cette odeur changeante de l'air qui nous baigne par un appendice, c'est connu, le nez, et par un sens d'une complexité inouïe, l'odorat. Mais de nouveaux moyens exploratoires des composés volatils, odeurs et arômes nous sont promis... pour y sentir plus clair !
Philologie ? Les Entretiens d’Achères en novembre 1990 puis les récents JIE de Poitiers en septembre 1992 (1) ont à nouveau planché sur le chapitre des nuisances olfactives. Une pollution mal définie, mal « légiférée », qui affecte l’homme dans son for intérieur le plus méconnu.
Odeurs tenaces et impact social
Octobre 1990, Le Havre : 400 riverains volontaires de la ZI havraise mettent, de concert, l’appendice nasal dehors pour explorer l’air ambiant. Non, ce n’est pas une coutume folklorique, c’est la campagne « Odeur Estuaire » qui démarre. Deux fois par semaine, en des lieux et heures précises, les observateurs locaux hument profondément l’atmosphère, flairent en leur âme et conscience, puis consignent sur des fiches la gêne olfactive qu’ils ressentent. Ces fiches, au nombre de 50 000 pour la campagne, qui comportent une échelle graduée de l’odeur notée de « pas gênante du tout » à « extrêmement gênante », seront analysées et confirmées par le Laboratoire d’Olfactométrie de l’IPSN (du CEA de Fontenay-aux-Roses). Ainsi, 60 spécialistes, « nez professionnels », renifleurs expérimentés, pourront établir une cartographie des sites les plus pollués (comme à Fos-sur-Mer lors de la campagne 1988), en classant les odeurs de référence à celles d’échantillons de molécules osmophores (figure 1) : butanol 1 pour les alcools, hexanone 2 pour les solvants, pyridine pour les produits azotés, acide propionique pour les acides et tétrahydrothiophène pour les produits soufrés, selon une procédure codifiée par l’AFNOR (normes NF X 43-101, 43-103 et 43-104).
L’objectif de l’opération « Odeur Estuaire » est d’arriver à supprimer les sources d’effluves les plus désagréables de la région du Havre. En effet, Le Havre se plaint en priorité des mauvaises odeurs de l’air alors que le réseau de surveillance de la pollution atmosphérique de l’ALPA dispose de 75 capteurs installés depuis 1915. Mais si Le Havre sent l’huile, chaque ville a son odeur : New York, dit-on, sent la fumée, Londres, l’humidité, Rome… la pizza et à Paris, la capitale dispense du matin au soir les exhalaisons les plus contrastées qui n’offrent rien d’affriolant (« Paris est un parfum », P. Aubert, L’Express, mars 1989).
Car l’industrie n’est pas seule en cause. Une vaste enquête AGHTM 1989-1990 faite auprès des 36 538 communes françaises, sur les nuisances olfactives ressenties par les habitants et dues à l’hydrogène sulfuré des réseaux d’assainissement, précisait que tous les départements littoraux, soit 17, signalaient des problèmes latents de H₂S, avec un pourcentage variant de 11 % (Gard) à 75 % (Manche), la moyenne se situant aux alentours de 35 % (figure 2). La Basse-Seine pue-t-elle vraiment ou les Havrais sont-ils devenus chimio-sensibles ?
Une autre date : 1987, Wimberley dans le Texas où une colonie d’une centaine de sujets allergiques s’isole et s’installe là, loin du monde industriel, des odeurs de pétrole, de plastique, de solvants, de cosmétiques et de pesticides. Ils viennent y vivre en pionniers, dans des « safe apartments » sur pilotis, et bunkers aux murs de céramique, mobilier de bois cru naturel, le masque à portée de nez. Ces gens souffrent d’une intolérance exacerbée aux « produits chimiques de la civilisation moderne », avec des maux bien réels (syndrome allergique avec œdème, asthme, eczéma, douleurs oculaires, tétanie, jusqu’au délire paranoïaque). Certains supposent que ces chimio-sensibles sont les premières victimes révélatrices du mal des miasmes chimiques. La colonie de chimio-sensibles en est persuadée : « Nous sommes les premiers ici à vraiment souffrir ». Au Texas, on les surnomme les canaris, par analogie avec ces oiseaux tenus encagés au fond des mines en cours d’extraction et dont la cessation soudaine du chant avertissait à coup sûr les mineurs de la diffusion imminente de gaz toxiques. Le serin des Canaries a été en effet longtemps considéré, du fait de la sensibilité de son appareil respiratoire, comme animal-témoin de la pollution atmosphérique. Et le service médical de Dallas de conclure, péremptoire : « L’humanité est entrée dans l’ère des déficiences du système immunitaire » (P. Coste, « Visite à la tribu des chimico-sensibles », L’Express, août 1992).
Relents allergisants
Si cet exode de chimio-sensibles peut ne pas être pris au sérieux, par contre certaines allergies chimiques ne sont manifestement
(1) Il s’agit des 10ᵉ Journées Information Eaux, toujours richement documentées, organisées à Poitiers du 23 au 25 septembre 1992, par l’Association des Anciens élèves TEN de l’École Supérieure d’ingénieurs de Poitiers.
On peut regrouper les composés chimiques porteurs d’odeurs, dits osmophores, en quatre familles :
* les composés soufrés, hydrogène sulfuré et sulfures organiques à odeur putride rappelant celle des œufs ou choux pourris, particulièrement repoussante,
* les composés azotés, ammoniac à odeur piquante et lacrymogène, amines à odeur de poisson « avancé », scatole à odeur fécale, diamines (ptomaines : putrescine et cadavérine) à relents macabres,
* les acides organiques, acides gras volatils AGV, offrant de C₂ à C₅, une odeur vinaigrée, puis rance à mesure que la chaîne carbonée s’agrandit,
* les aldéhydes de ces acides, développant progressivement des odeurs irritantes, lacrymogènes puis écœurantes à mesure que leur poids moléculaire s’accroît et que la chaîne s’allonge.
Nota : vpm = 1 cm³/m³. Il est plus recommandé d’utiliser les concentrations pondérales mg/m³.
a = 1,4 mg/m³
Bx. I vpmHLS = 55
Pas imaginaires : le contact avec des sels de Ni, Hg, Cr⁶⁺, Cr³⁺ est susceptible d’induire des lésions cutanées, dites allergides, qui correspondent à une réponse immunologique de type cellulaire. De même, on connaît les désordres graves neuropsychiatriques du solvant CS₂, disulfure de carbone (industriel du caoutchouc et des textiles à base de rayonne, fibrane et viscose). Agent narcotique et puissant asphyxiant, ce disulfure très volatil agirait comme toxique en se fixant in vivo sur les acides aminés pour libérer un dithiocarbamate :
R CH↔NH₂ + CS₂ → ⟶NH C↔SH COOH COOH aminoacide dithiocarbamate
Or, ce produit sulfocarboné est un remarquable chélateur du cuivre capable de bloquer l’activité des enzymes cuproprotéiques (cytochrome-oxydase, tyrosinase, mono-amine-oxydase…). De nombreux cas d’allergie professionnelle aux produits chimiques sont connus : détergents des poudres à laver, additifs des huiles de coupe solubles qui déclenchent dermatites avec mycoses tenaces ; polythiol (à base de pentaérythritol et d’acide mercaptopropionique) des résines photopolymérisables d’imprimerie — qui engendrent eczémas ; diisocyanates TDI et MDI des mousses de polyuréthane qui provoquent en fonderie bronchite et asthme…
Manquons-nous de flair ? Avons-nous émoussé au fil des ans les signaux de notre instinct de conservation ? On sait que chez l’animal l’olfaction joue un rôle primordial dans la protection contre les agressions extérieures. Pour qu’il en soit de même chez l’homme, il faudrait qu’il existe une marge de sécurité suffisante entre le seuil de détection olfactive et la limite inférieure à partir de laquelle sont susceptibles de survenir des accidents aigus ou des intoxications chroniques, c’est-à-dire un écart de concentrations entre LO, limite de détection par le nez et LCLO, TCLO, doses létale et toxique chez l’homme les plus basses par inhalation, VLE, VME, valeurs limites de la législation française d’exposition dans l’atmosphère des lieux de travail pour une durée de 8 h/j. Ces seuils de perception sont définis comme étant les concentrations minimales qui permettent d’obtenir une réponse positive, de détection ou d’identification, chez au moins 50 % des sujets participant à l’expérimentation. Ces seuils sont remarquablement contrastés en fonction de la nature chimique du produit odorant, comme il fallait s’y attendre.
Ainsi dans le domaine des sensations gustatives (atteignant la zone réceptive par la voie rétronasale), ces seuils passent de 1 g/l pour l’éthanol à 1 mg/1000 m³ pour la 2-méthoxy, 3-isopropylpyrazine, soit un écart de 10³ à 10⁻¹⁴ (J.-P. Dumont, P. Frasse, INRA Nantes, Agroa, mai 1991). Dans le domaine des sensations purement olfactives (atteignant la zone réceptrice par la voie nasale), l’acétone par exemple, solvant très volatil, n’est perceptible dans l’air qu’à la concentration de 300 ppm tandis que le pentylsulfure se trouve détecté dès la trace de 0,028 ppb, soit un écart de 10⁻⁴ à 10¹⁰.
L’INRS, Institut National de Recherche et de Sécurité, nous indique clairement que la sécurité par l’olfaction est illusoire pour un certain nombre de corps chimiques (28 cas pour 97 étudiés), en particulier des gaz comme HCN, CO, R-NCO isocyanates. En ce qui concerne les relations entre VLE et LO, il n’existe qu’un nombre assez limité de substances envers lesquelles l’odorat représente véritablement un élément de sécurité vis-à-vis des risques de toxicité chronique. De plus, il faut prendre en considération les phénomènes d’accoutumance, les effets de masque et les facteurs pathologiques individuels de dysosmie (altérations qualitatives et quantitatives de l’olfaction) (X. Rousselin, M. Falcy, INRS, « Le nez, les produits chimiques et la sécurité », Cahiers de notes documentaires, n° 124, 1986).
Molécules capiteuses et comportement individuel
Notre sens olfactif paraît nous mener par le bout du nez. Si la « mauvaise odeur » provoque en nous la répulsion, la « bonne » déclenche l’attraction. Mais pourquoi donc certaines odeurs sont-elles plaisantes et d’autres insupportables ?
Les neurophysiologistes de l’olfaction, longtemps déconcertés par les mécanismes bizarres d’interprétation des odeurs,
commencent seulement à décoder le système neurosensoriel de l’odorat. C’est qu’à la différence de la vue et de l’ouïe sensibles à des signaux véhiculés par des ondes lumineuses ou sonores, l’odorat traite de signaux, parfums, arômes et odeurs, convoyés par des vecteurs moléculaires. On conçoit la subtilité du « palpage » biochimique qu’implique l’olfaction mise en défaut par les aberrations stéréochimiques (figure 3). Remarquons au passage l’étonnante diversité de la réaction hédonique de l’homme à l’arôme de configurations moléculaires pourtant très voisines.
Du point de vue fonctionnel, on admet que l’organe récepteur de l’olfaction est bien la muqueuse olfactive, au sommet des fosses nasales (surface de 2 à 3 cm² chez l’homme, mais 30 fois plus élevée chez le chien). L’épithélium comporte des neuro-récepteurs olfactifs (de l’ordre de 10⁷/individu), vésicules et cils olfactifs baignant dans le mucus qui recouvre cet épithélium (figure 4). Les molécules odorantes se dissolvent dans le mucus pour se fixer sur les récepteurs et alerter les bulbes corticaux et l’organe voméronasal (responsable de la détection des phéromones, hormones sexuelles, et assurant une transmission inconsciente des informations olfactives). En bref, quand une molécule osmophore se fixe sur un récepteur, celui-ci agirait sur une protéine G localisée sous la membrane du cil, protéine stimulant à son tour l’adénylate-cyclase et la synthèse de l’AMP cyclique qui ouvrirait plusieurs canaux ioniques. La variation de potentiel qui en résulte dépolariserait les cellules olfactives reliées par voie synaptique au bulbe. (« La biologie des odeurs », revue Pour la Science n° 175, 1992).
L’olfaction apparaît comme le sens le plus directement relié aux zones de pulsions fondamentales du cerveau. Les messages olfactifs ne passent pas par le thalamus, ce système relais du cerveau seulement alerté, mais vont directement aux centres du comportement : ils sont ainsi moins soumis au contrôle de la raison. L’appareil olfactif entretient en effet des relations privilégiées entre deux structures nerveuses, le système limbique (hippocampe et amygdale) et l’hypothalamus, essentielles dans l’élaboration du comportement (P. Nallet, M. Baudry et coll., revue « Parfums, Cosmétiques, Arômes », n° 65, octobre 1985). Toutefois, une régulation mnésique s’opère : l’olfaction, tout au moins chez l’homme, s’apparente plus à une réelle perception qu’à une sensation instinctive.
Les spécialistes parlent de sensation lorsque le résultat d’une stimulation provoque la décharge d’un neurone sensoriel transmise jusqu’aux centres moteurs, et de perception quand il s’agit d’une intégration active du message sensoriel dans les schémas de connaissance. Or, l’espèce humaine est le seul animal disposant d’un lobe préfrontal : nous ne réagissons aux effluves que dans la
mesure où nous les associons à des expériences passées. Cette partie du cortex, acquise récemment au cours de l’évolution, fonctionne comme un échangeur entre sensation et perception consciente, en introduisant une distance entre le monde extérieur et le comportement, entre les stimuli et les réflexes. C’est elle qui nous permet de réfléchir, d’associer, de comparer des sensations, et de ne pas y répondre sur le champ (Mac Leod, CNRS, « L’Express », Un amour de nez, G. Charles, octobre 1990).
Sniffing
Dès lors, nous admettons que l’information du reniflage intéresse davantage le cerveau « affectif » du renifleur. C’est la raison pour laquelle le premier réflexe des individus sollicités sur une éventuelle nuisance olfactive est de fournir une réponse du type hédonique, « ça pue ! » ou « ça sent bon ! », plutôt qu'une information du type identification. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que la nuisance ressentie par une population soit davantage liée au nombre de fois où le désagrément est perçu, plutôt qu'à l’intensité même du flux malodorant.
La pauvreté du codage verbal des odeurs, la faible précision et fiabilité hédoniques, l’altération pathologique possible du sens olfactif font que l'instrumentation analytique acquiert progressivement de l’importance. Les procédés d’analyse des effluents odorants se regroupent en plusieurs familles de détection :
- - la gravimétrie, la volumétrie, méthodes d'investigation classiques, mais peu sélectives ;
- - la colorimétrie, soit sur papier étalonné, soit à l'aide de tubes-réactifs, du modèle Drager, qui fournissent une réponse colorée proportionnelle à la concentration du polluant, ou mieux grâce à un analyseur spectrophotométrique, précis et capable d’effectuer des mesures en continu ;
- - l’électrochimie, utilisant des capteurs à semi-conducteur, type SnO₂-ZnO, CuO-NiO de l’olfactomètre Alabaster d’Europhor, pour lesquels l’adsorption surfacique de composés volatils modifie la densité électronique (Pr Dubourdieu et coll., Institut d'Œnologie de Bordeaux, revue « Spectra 2000 », n° 156, avril 1991) ;
- - la chromatographie en phase gazeuse (CPG), qui permet la caractérisation d’un nombre maximal de composants des fractions aromatiques collectées. La CPG s’appuie sur des détecteurs très performants : ionisation de flamme, détection sélective N-P ou S-P, spectrométrie de masse (SM), spectrométrie infrarouge de Fourier (IRTF). Pour sa part, l’Ineris emploie un appareil d’analyse continue sur le site pour les odeurs de stations d’épuration : l'appareil automatique séquentiel Tracor basé sur la photométrie de flamme précédée d'une séparation par CPG (M. Ramel, Ineris, colloque d’Achères, revue « Info-Déchets », n° 103, février 1991). Cependant, le couplage direct entre l’extraction en phase supercritique et la chromatographie en phase gazeuse s'avère particulièrement intéressant pour l’analyse de polluants organiques présents dans différentes matrices solides (R. Rosset et coll., ESPC, revue « Analusis », n° 2, 1990).
Va-t'on enfin trouver le pifomètre officiel ? Bah ! L’odeur méphitique et subtile se dérobe pour nous mystifier. Elle continuera encore longtemps à nous faire de vilains pieds de nez (2).
(2) Le traitement des odeurs sera abordé lors d'une prochaine rubrique.