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Les archéologues ont bien des choses à dire autour du Rhône valaisan

06 janvier 2022 Paru dans le N°447 ( mots)
Rédigé par : Bernard WEISSBRODT

Pour son 14e Colloque organisé à Sion le 3 décembre 2021, l’association «Mémoires du Rhône» a inscrit une double thématique à son programme: archéologie et archives sédimentaires. Ces deux approches sont d’actualité. De la haute vallée jusqu’au Léman, plusieurs sites archéologiques sont en chantier. Ils ouvrent de nouvelles perspectives dans la connaissance de cette plaine dont on disait qu’elle avait été très longtemps inhabitable. D’autres chantiers, d’un tout autre type, jalonnent aujourd’hui le cours du Rhône et s’inscrivent dans le vaste et long programme des travaux de sa troisième grande correction historique. Dans ce contexte, comprendre comment le fleuve charrie régulièrement jusqu’au lac d’immenses quantités de sédiments n’est pas quelque chose d’anodin. De ce point de vue, les questions ne manquent pas quant aux impacts imputables au changement climatique comme aux activités humaines.

De Nater à Massongex en passant par le Bois de Finges et Ardon

À Naters, sur la rive droite du Rhône face à Brigue, des fouilles entreprises dans un cône alluvial proche du centre-ville, ont mis en évidence des vestiges d’occupations datant d’une période allant du début du 5e au milieu du 4e millénaire avant J.C. : des restes de bâtiments, des foyers et des fosses de stockage, des fragments de céramique et de cristal de roche, des outillages en silex et même un fragment de vase importé d’Alsace ou du sud de l’Allemagne. Ce qui fait dire à l’archéologue Samuel van Willigen que cette découverte prouve que les habitants des villages néolithiques de Naters et de la haute vallée du Rhône disposaient à cette époque d’un vaste réseau de communication et se trouvaient au carrefour des grandes régions européennes.
Les travaux archéologiques entrepris du côté du Bois de Finges, entre Sierre et Viège, ont permis de mieux comprendre non seulement l’évolution du paysage dans le Valais central mais aussi les impacts des premières installations humaines. Suite à l’un des plus importants éboulements qu’ont connu les Alpes il y neuf mille ans environ, le Rhône a dû se frayer un passage dans la masse de rochers qui encombraient la vallée, explique le géologue Michel Guélat, déblayant les décombres, incisant peu à peu le plancher d’alluvions et créant des méandres qui par la suite formeront de vastes marécages. C’est aux alentours du 6e millénaire avant J.C. qu’apparaissent les premières interventions humaines : des chasseurs-cueilleurs allument des feux, commencent à défricher des forêts et à cultiver des terrains de plus en plus vastes.
Détail d’un plan du Rhône dressé en 1803. Les bras du fleuve entre Saillon et Saxon. (Archives de l’État du Valais, DTP/Plans/Rhône/1).

On a longtemps pensé que la vallée du Rhône était jadis inhabitable, mais avec la découverte en 2020 à Ardon, un peu en aval de Sion, de deux digues construites au Premier âge du Fer (env. 800-450 av. notre ère), on voit qu’à cette époque-là déjà les habitants de la région entendaient se protéger contre les risques d’inondations, celles du fleuve et celles d’un de ses affluents de rive droite, la Lizerne. Spécialiste de la Préhistoire, Jean Montandon-Clerc note qu’il s’agit là d’un exemple de ‘génie civil’ avant l’heure, visiblement destiné à faire face aux éléments naturels : « des communautés protohistoriques ont délibérément choisi de s’installer en zone inondable, tout en étant conscientes du risque que cela représentait et en essayant d’y remédier ».

Dernière étape de ce parcours archéologique le long de l’axe fluvial valaisan : Massongex, une agglomération gallo-romaine qui dès le milieu du 1er siècle avant J.C., contrôlait en amont du Léman l’accès à la cluse de Saint-Maurice. Selon les descriptions qu’en font Olivier Paccolat et Fabien Maret, « un pont ou un bac permettait de franchir le Rhône et la présence d’une berge aménagée suggère l’existence d’un port fluvial. Au début de notre ère, des thermes publics sont édifiés et des quartiers constitués de maisons particulières se développent le long des rues principales. Dès la fin du 1er siècle après J.-C., des auberges ainsi que plusieurs greniers et entrepôts, indispensables au stockage des marchandises, sont construits ». Suite aux incursions alamanes du 3e siècle, l’agglomération décline et est complètement réorganisée. Le développement du village médiéval ne se fera que beaucoup plus tard, durant le Haut Moyen Âge2.

Cette plaine du Rhône où les terres et l’eau vivent séparées

Dans un précédent colloque (2008), l’historien Alexandre Scheurer avait mis en évidence qu’avant la première grande correction du Rhône dans la seconde moitié du 19e siècle, le paysage de la vallée du Rhône valaisan était en perpétuelle mutation. À cause des inondations fréquentes, des alluvionnements provoqués par ses affluents des vallées latérales, du charriage de toutes sortes de matériaux qui obstruaient le lit du fleuve, et à cause également des interventions des communautés locales qui construisaient des digues pour se protéger des crues et repoussaient ainsi le cours d’eau de l’autre côté de la plaine3.
Les travaux d’amélioration foncière entrepris par la suite pour assainir la vallée et la rendre propice à l’agriculture ont entraîné un véritable cloisonnement entre terres et eau. Dans une communication conjointe, Alexis Metzger, de l’Université de Lausanne, et Muriel Borgeat-Theler, de la Fondation pour le développement durable des régions de montagne (FDDM), montrent que cette séparation est une constante historique, au moins depuis le 19e siècle et jusqu’à nos jours : « De part et d’autre du fleuve, les terres sont petit à petit cultivées, parcourues, urbanisées. L’eau du Rhône n’est plus admise dans ces espaces qu’elle pouvait occuper parfois ponctuellement ». En un mot, l’eau du fleuve est perçue comme une menace.
La 3e correction du Rhône prévoit à terme la protection complète de la plaine contre les crues centennales. Il n’y aura donc plus de danger élevé (rouge), ni moyen (bleu), ni faible (jaune) après la réalisation du PA-R3. Il ne subsistera qu’un risque résiduel (représenté en blanc strié jaune) pour les crues supérieures. (Images extraites du Rapport de synthèse du Plan d’aménagement (PA-R3) de la 3e Correction du Rhône - septembre 2015). (Images extraites du Rapport de synthèse du Plan d’aménagement (PA-R3) de la 3e Correction du Rhône - septembre 2015).

Dressant la liste des facteurs qui ont conduit à ce cloisonnement, les deux intervenants comparent les contextes de deux aménagements majeurs de la vallée, la première correction du Rhône et la troisième actuellement en cours. Entre ces deux périodes distantes d’un siècle et demi, on voit une grande diversité d’explications, de points communs et de divergences. Hier on voulait mettre gens, biens et terres à l’abri des inondations, disposer d’une plaine salubre et cultivable, fédérer l’espace cantonal : « les digues symbolisaient alors la volonté commune de vivre mieux sans l’eau qui n’est pas désirée ». Les terres collectives sont peu à peu privatisées pour qu’elles soient mieux exploitées.

Entre-temps, bien des choses ont changé. Avec le projet de 3e correction du Rhône qui a officiellement pour ambition d’accroître la sécurité et de rendre le fleuve « plus naturel et plus humain », on parle parfois de lui comme d’un bien commun à revaloriser et à se réapproprier. Cela demande d’élargir quelque peu son lit, mais on reste toutefois dans cette idée qu’il faut réserver un espace au cours d’eau et un autre à la terre, ce qui implique inévitablement une forme de reconfiguration de la plaine.
On comprend aisément qu’en Valais le Rhône suscite encore et toujours tant d’interrogations, d’inquiétudes et d’oppositions. Faut-il, à côté des grands patrimoines agricoles et viticoles liés à la terre, réviser les représentations négatives que l’on a des zones humides du passé et promouvoir un véritable patrimoine de l’eau et de ses espaces naturels ? Il y a là visiblement « des enjeux d’héritages, de mémoires et de futurs » conclut le duo de conférenciers. D’où cette question qu’il laisse en suspens : « Le cloisonnement entre l’eau et les terres est-il toujours le bon prisme pour penser ce territoire ? »

Qu’en est-il des sédiments charriés par le Rhône jusqu’au Léman ?

Quel genre d’impacts le changement climatique, la production hydro-électrique et d’autres interventions humaines dans le bassin versant du Rhône valaisan ont-ils sur l’apport de sédiments dans le fleuve et dans le Léman ? Une étude publiée en 2019 par des scientifiques des universités de Lausanne, Berne, Genève et de l’École polytechnique fédérale de Zurich [4] - et présentée au colloque par l’un de ses principaux auteurs, Stuart Lane, professeur à l’Université de Lausanne - a montré assez clairement que depuis les années 1980 les taux de sédimentation dans le lac ont plus que doublé alors qu’ils étaient à la baisse durant la vingtaine d’années précédentes.
Embouchure du Rhône dans le Léman : chaque année le fleuve déverse dans le lac plusieurs millions de tonnes de sédiments.

Ce constat a pu surprendre, car on pensait que les grands barrages bloquaient ou freinaient le transport naturel des sédiments de la montagne vers la plaine. La fonte accélérée des glaciers livre certes une première réponse assez logique et compréhensible à cet apport supplémentaire de débris minéraux. Mais les chercheurs ont également constaté qu’une part importante des sédiments provenant des prises d’eau des vallées latérales sont régulièrement évacués dans les rivières.

Ils ont aussi observé une hausse inattendue des apports de sédiments dans le Léman à partir de 2008. L’explication est ici d’un tout autre ordre. Cette année-là en effet, la crise financière internationale a fortement freiné les activités du secteur de la construction et celles aussi, forcément, des entreprises travaillant à l’extraction de sables et de graviers fluviaux. D’où le supplément notable d’alluvions arrivant dans le lac.
Est-ce à dire que les interventions humaines dans le cycle de l’eau valaisan (on pense aussi aux travaux de correction du Rhône) pourraient modifier la stratigraphie du Léman, c’est-à-dire les couches terrestres du fond du lac ? Stuart Lane en doute. Il est peu probable, selon lui, que ces impacts durent suffisamment longtemps pour être détectables dans les archives sédimentaires.

Article publié le 14 décembre dans Aqueduc info

1 L’association « Mémoires du Rhône » a pour but de favoriser les recherches interdisciplinaires sur le Rhône, son environnement et ses relations avec les riverains, dans la longue durée. Ses activités transparaissent principalement sous deux formes : des colloques destinés à faire le point sur les recherches les plus récentes sur le fleuve (14 éditions depuis 2004) et des publications scientifiques en collaboration avec les Archives de l’État du Valais (3 volumes parus jusqu’ici). Voir les pages dédiées à « Mémoires du Rhône » sur la Plateforme Rhône et sur le site de l’Université de Lausanne.
2 Trois des intervenants sur la thématique « archéologie » du colloque (Samuel van Willigen, Jean Montandon-Clerc, Fabien Maret) travaillent au sein de la société InSitu archéologie SA, créée en 2020 pour entreprendre des fouilles préventives en Valais et au Tessin.
3Voir l’article aqueduc.info : Le Rhône a connu des essais de correction aux 18e et 19e s. (février 2009).
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